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Le choix du gothique comme sujet de notre article d’Halloween s’est rapidement imposé à nous. Maisons hantées, labyrinthes enchantés, gentils fantômes, revenants assassins, monstres inquiétants, histoires d’amour ou de vengeance, il y en a pour tous les goûts. Le terme “gothique”, qui évoque tant de choses, reste toutefois difficile à définir. De par son évolution, de par ses manifestations différentes selon les arts (et les artistes) qui s’en emparent, le gothique semble mouvant et protéiforme. À sa source, toutefois, une constante : la fascination pour les vestiges des temps anciens, bâtisses médiévales qui ont donné leur nom au mouvement, et le fantasme des secrets que leurs nombreux recoins renferment. En outre, le gothique comme style littéraire s’établit dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle : les intrigues surnaturelles – qui permettent aujourd’hui de rattacher les récits gothiques au genre plus large de l’épouvante-horreur et de les distinguer du roman historique -, surgissent en réaction aux Lumières et au néoclassicisme et sont permises par un cadre spatio-temporel reculé. Les ruines et le passé acquièrent une valeur émotionnelle qui préfigure le romantisme. Dans les manifestations plus récentes du gothique, les demeures du XIXe siècle, style néogothique ou néo-Queen-Anne, nées de ce regain d’intérêt pour le passé, sont également des lieux essentiels.
Dans Le Château d’Otrante, de Horace Walpole, publié en 1764 et considéré comme œuvre-mère du genre, un jeune marié meurt le jour même de son mariage. Suite à ce décès, le père du défunt décide de divorcer et poursuit la jeune fiancée. Une prophétie pèse cependant sur le château et survient alors une série d’évènements surnaturels : apparition de membres, de sang et de spectres. Dans Les Mystères d’Udolphe, d’Ann Radcliffe, publié en 1794, une jeune héritière est placée sous tutelle de sa tante. Lorsque celle-ci s’entiche d’un prétendu riche italien et l’épouse, l’héroïne est séparée de son prétendant et isolée avec sa famille adoptive dans le château en ruine d’Udolphe. Là, des manifestations étranges – mais qui trouveront une explication rationnelle – côtoient les manigances de l’Italien, qui en a après l’argent de la jeune fille. Dans Le Moine, adapté pour le lectorat français par Antonin Artaud en 1931, après avoir séduit une première jeune fille, morte d’amour, un religieux respecté s’éprend de l’héroïne et les manipule, elle et sa famille, pour tenter de la faire sienne. Le gothique culmine lorsque la jeune fille est enfermée dans les souterrains de la ville mais sauvée par le spectre vengeur de la première victime du Moine. La littérature gothique, très présente en Angleterre, est un genre pour lequel de nombreuses femmes écrivent. Clara Reeve (Le Champion de la Vertu ou le Vieux Baron Anglais, 1777), Charlotte Smith (Emmeline ou l’Orpheline du château, 1788), Regina Maria Roche (The Maid of the Hamlet, 1793), Eliza Parsons (The Castle of Wolfenbach, 1793)… L’un des ouvrages les plus célèbres de la littérature anglaise, Frankenstein de Mary Shelley (1818), en est la parfaite illustration. Ce roman est l’un des plus adaptés au cinéma avec une première version en 1910. Mais c’est en 1931 dans le film réalisé par James Whale avec Boris Karloff dans le rôle-titre que le genre est lancé sur grand écran. Parmi les studios de production les plus productifs et inventifs en terme de gothique, il faut aller chercher du côté de la Hammer, célèbre studio anglais (Les Chiens des Baskervilles, La Revanche de Frankenstein, Le Cauchemar de Dracula…).
Une autre constante se dégage de ces œuvres : le personnage principal est souvent une jeune femme et victime, prisonnière des lieux gothiques où prennent place l’intrigue, qui ne sont que les symboles de l’être menaçant qui veut porter atteinte à son intégrité. S’il n’y a plus immanquablement un chevalier servant pour aider l’héroïne comme dans les premières œuvres, ni un diabolique pervers à ses trousses – la maison en elle-même devient diabolique -, les femmes restent les victimes du gothique cinématographique.
Cette année, nous avons décidé de nous concentrer sur ce lieu fondamental du genre, la maison. La maison hantée est un thème clé du cinéma d’horreur et du gothique. Signe de la réussite, de l’intégration au monde, la maison, la demeure ou même le château sont des symboles d’un monde capitaliste fort et d’une domination, d’un pouvoir que l’on met en avant. Cela peut être également un nouveau départ. Une maison où l’on vient construire une nouvelle vie. Des films soulignent alors la volonté propre de la maison caractérisée par ses nombreux passages secrets et souterrains, ces multiples chambres. Véritable labyrinthe, la demeure devient un piège et une menace pour les habitants.
Nous vous proposons, pour passer un Halloween gothique, trois films avec des maisons terrifiantes.
En pensant au gothique, un film d’animation produit par le studio d’animation américain Laika et réalisé par Henry Selick, adaptation du roman pour enfants éponyme de Neil Gaiman, n’aurait pas été forcément la première proposition à nous venir à l’esprit. Et pourtant, sous des dehors acidulés, Coraline tient beaucoup du gothique. Coraline nous offre la possibilité d’aborder des films et séries contemporains où le modèle classique de la maison gothique – et notamment son architecture – est déconstruit, tout en maintenant des motifs précis comme l’enfermement, la dimension maléfique ou l’impression d’un lieu vivant. En effet, la demeure dans laquelle emménagent Coraline et ses parents n’est pas faite de pierres sombres et de donjons pointus. Rose et blanc, le Pink Palace se veut un bel espace aux teintes pastel, particulièrement accueillant avec ses nombreuses pièces à aménager et ses escaliers extérieurs originaux. Tout droit arrivée du Michigan, Coraline Jones emménage avec ses parents dans une jolie maison, le Pink Palace. Particulièrement agacée par le manque d’attention que lui portent ces derniers, elle décide d’explorer la demeure pour s’occuper. Elle découvre alors une petite porte qui mène à un lieu semblable, mais bien plus parfait, où elle rencontre les doubles de ses parents. Ne vous fiez pas aux apparences !
Lieu de l’étrange
Les signes classiques de l’irruption de l’étrange dans le quotidien, propres à la maison hantée, surgissent dès les premières minutes. Un chat noir, un arbre sec aux branches décharnées, des portes qui s’ouvrent toutes seules et des gerboises circassiennes. Avec ce dernier motif, la dimension onirique, liée à l’enfance, surgit dans Coraline. Dans Au-delà des murs (Hervé Hadmar & Marc Herpoux, 2016), la maison exerce directement une certaine fascination sur l’héroïne Lisa (Veerle Baetens). Une fois entrée dans la demeure de l’autre côté de la rue, fruit d’un étrange héritage, des pleurs d’enfants se font entendre de l’autre côté des parois et la tapisserie révèle des motifs de Rorschach. Une fois que Lisa passe à travers le mur, les chemins se font et se défont et le lieu infini qu’elle découvre est totalement dépourvu de fenêtres – “une maison sans fenêtres, ça n’existe pas”, s’exclame-t-elle. Dans Les Autres (Alejandro Amenabar, 2001), The Haunting of Hill House (Mike Flanagan, 2018), The Haunting of Bly Manor (Mike Flanagan, 2020), Shining (Stanley Kubrick, 1980) et Conjuring, les dossiers Warren (James Wan, 2013), l’effroi est plus direct avec des apparitions fantomatiques, que seuls les enfants semblent voir – au début. L’interdiction d’ouvrir les rideaux dans la grande demeure victorienne de Jersey des Autres augmente les soupçons, tout comme l’interdiction aux enfants de rester à l’extérieur une fois la nuit tombée dans The Haunting of Hill House. À l’inverse, Coraline a le droit d’explorer toute la maison car ses parents, bien trop occupés par leurs métiers respectifs, ne lui prêtent aucune attention et rêvent d’avoir la paix.
Ces maisons sont toujours des lieux du passé. En effet, les parents de Coraline, de The Haunting of Hill Manor et Conjuring emménagent tous dans une vieille maison au sombre passé qu’ils veulent remettre à neuf afin soit d’y créer un cocon confortable soit s’en servir comme d’un tremplin à revendre pour créer ensuite la maison de leurs rêves – dans le cas de Hill House. Ainsi, tous les signes annonciateurs de l’étrange sont interprétés comme normaux, fruits de l’imagination des enfants ou dus à l’ancienneté de la demeure (les courants d’air froid dans Conjuring et The Haunting of Hill House). À mesure que les protagonistes explorent ces lieux, les souvenirs prennent corps dans la réalité, matérialisations fantomatiques d’un passé souvent dramatique, s’incarnant dans les pièces. Ainsi, dans Conjuring, chaque pièce est un endroit-clef lié à la mort d’un individu. Le jardin à l’arbre mort représente l’origine, lieu du suicide originel, source du maléfice jeté sur la maison. Il en va de même pour la cave et la cuisine. On retrouve d’ailleurs cette importance des lieux dans The Haunting of Hill House où les lieux de mort sont très importants pour comprendre la logique de l’histoire. Et dans Coraline, chaque indice que doit trouver la jeune fille correspond à une mise en scène bien précise, dans un endroit spécifique, dont il faut trouver le sens caché.
Chat noir dans Coraline, rideaux clos et lampe à huile dans Les Autres, motifs psychanalytiques dans Au-delà des murs, dessins mystérieux dans Us.
Maison hantée, maison-prison
La maison de Coraline, tout comme celle de la sorcière dans Hansel et Gretel, revêt une apparence trompeuse pour attirer son habitante. La première fois qu’elle apparaît, elle semble douce et accueillante, à l’image du manoir de Bly, splendide sous le soleil. À mesure que l’intrigue se poursuit, les lieux s’assombrissent.
Chez Coraline, tout repose sur l’illusion et celle-ci est longtemps maintenue. La chambre de l’héroïne, vide et triste dans la première réalité, devient une très belle chambre d’enfant dans la seconde. Alors que ses parents trop absorbés par leur travail la repoussent et lui répètent de s’occuper par elle-même, la mère et le père parfaits jouent avec elle, lui font des gâteaux, lui lisent une histoire du soir. Des parents aimants, parfaits pour plaire à Coraline. Tout ceci n’est qu’une création de l’horrible Marâtre et, à mesure que Coraline identifie les signes du mensonge, la maison de rêve se désintègre.
Par leur recréation permanente, les maisons semblent vivantes, sous l’impulsion de fantômes, d’étranges monstres ou de forces maléfiques. Dans Au-delà des murs, les pleurs des enfants et l’apparition de sa petite soeur, morte plusieurs dizaines d’années plus tôt, sont un piège pour attirer Liz et la forcer à rester dans la maison sans fenêtres. Julien, son compagnon de fortune, le lui dit : “la maison se sert de nos morts pour nous obliger à rester”. La maison a une volonté propre. Dans Coraline, c’est la volonté de la Marâtre qui donne forme à la maison. Chemins tortueux jusqu’à une possible délivrance des habitants, les maisons exposent même directement leur complexité en prenant la forme d’un labyrinthe. À la fin du générique d’ouverture de The Haunting of Hill House, la maison apparaît sous la forme d’un labyrinthe et les personnages sont symbolisés par des statues – qui deviennent des tableaux dans la saison 2 avec Bly Manor -, pièces intégrées à l’échiquier architectural du lieu. Au-delà des murs n’y manque pas avec ses chemins et portes qui disparaissent et son plan infini de dédales dessiné sur un mur de la chambre de Julien. Dans Shining, le labyrinthe devient un prolongement de la maison – sans cesse évoqué par les moquettes, tapisseries et maquette tout au long du récit -, signe clair de l’emprisonnement de l’esprit et de la folie grandissante de Jack. Dans le livre de Stephen King, la dimension malsaine et magique de l’Overlook Hotel est d’ailleurs extrêmement claire, du fait des horreurs commises en ses murs et de la présence d’un ancien cimetière indien. Encore une fois, l’inanimé prend vie sous la forme de haies taillées en forme d’animaux pour souligner la volonté propre – et maléfique – du lieu.
Lieux d’enfermement, les maisons de ces films sont toujours des huis clos. Coraline ne quitte jamais l’enceinte de la maison et se retrouve progressivement de plus en plus enfermée, dans l’ennui de l’esprit, puis dans le second domaine, puis de l’extérieur à l’enceinte de la maison, à mesure que l’univers de la Marâtre disparaît. Cet enfermement est aussi symbolisé par différents objets comme les miroirs et les boules à neige – dans lesquelles atterrissent d’ailleurs ses parents, faits prisonniers par la Marâtre. Dans Get out (Jordan Peele, 2017), c’est l’esprit qui enferme, dans Beetlejuice (Tim Burton, 1988), The Haunting of Bly Manor et Les Autres, la mort – les protagonistes sont d’ailleurs incapables de quitter l’enceinte du domaine, bloqués par un mur invisible ou une brume mystérieuse -, et dans Au-delà des murs, l’incapacité à se détacher du passé. Aux côtés du labyrinthe, la cage (Au-delà des murs), la toile d’araignée (Coraline) et les souterrains (Us, Jordan Peele, 2019) sont autant de motifs symbolisant cet emprisonnement.
Passages et cheminements cathartiques
Dans Coraline, le passage est un élément particulièrement important dans l’intrigue. En effet, elle découvre une porte cachée et emmurée – symbole du danger et de la volonté de dissimuler l’endroit – dans le salon et alors qu’elle essaye désespérément de démonter le mur de briques, il disparaît à la nuit tombée. On retrouve cette même porte dans Au-delà des murs. Dans The Haunting of Hill House et Conjuring, c’est une cave cachée et emmurée qui fait office de déclencheur du fantastique. Dans Us, c’est le miroir qui permet le passage d’un espace à un autre, d’une réalité à l’autre.
La Bouche de l’enfer ou passage vers l’au-delà ? Parc d’attraction dans Us,
boyaux souterrains dans Au-delà des murs et Coraline
En décidant de poursuivre la quête, en passant la porte et en entrant dans l’étrange boyau bleu et lumineux qui se présente à elle, Coraline agit comme Alice dans le célèbre roman de Lewis Caroll, elle va au bout de sa curiosité pour rompre l’ennui et entamer l’exploration. C’est à ce moment-là que le piège se referme. Coraline devient alors un cheminement vers la fin de l’enfance durant lequel la jeune fille apprend le discernement, à la manière d’un petit Chaperon rouge. En effet, les différents cheminement des héros – souvent en décalage avec leur entourage – sont cathartiques – s’ils survivent – leur permettant de se trouver, de s’affirmer et de grandir.
Cette transition passe par le dédoublement qui permet la comparaison et la réflexion sur soi et son environnement. Dans Coraline, il est annoncé par la découverte d’une poupée à l’effigie de Coraline. Puis, une fois passé la porte, Coraline est le seul modèle unique dans la maison alternative – à l’exception du chat qui navigue magiquement entre les lieux. Ses parents et voisins ont été remplacés par des sosies aux yeux clos par des boutons noirs, tous plus joyeux et intéressants que dans le réel. Dans Us, les personnages sont mis face à trois phases de dédoublement. Une première est annoncée par différents éléments comme le masque du petit frère, les signes répétés entre passé et présent, la gémellité ainsi que les miroirs et reflets, continuellement placés sur la route des protagonistes. La seconde apparaît avec la rencontre des amis blancs de la famille d’Adelaide, eux aussi ayant deux enfants. Et la dernière survient lorsque le sort est scellé et que les véritables doubles apparaissent dans le jardin de la maison, dans leur tenue rouge. Le film ne cesse ensuite de jouer sur les rapprochement entre les humains et les copies, se singeant mutuellement. Les doppelgangers de Coraline et Us sont la manifestation de la tromperie et du maléfique du lieu.
Les doubles dans Coraline et Us
Lutter avec la mort ?
Afin d’y échapper les personnages de Coraline et de Au-delà des murs doivent cheminer dans leur lieu et littéralement trouver leur voie en récoltant des indices. Dans Us, on quitte la maison, le maléfique s’étend à tous les lieux où se rendent les personnages. C’est par le double qu’il est véhiculé. Pourtant, les lieux restent importants car symboles du statut des personnages et de leurs divisions, et notamment le “palais des glaces” et les souterrains, prolongements et évolutions de la maison hantée classique. Dans Us, les copies veulent quitter le monde souterrain tandis que dans Coraline et dans Au-delà des murs, elles veulent y entraîner les vivants. Ces simulacres de fantômes sont d’ailleurs plutôt vus comme des doubles dans Bly Manor où ils possèdent les vivants afin de pouvoir continuer à intervenir dans la réalité.
Les originaux sont donc des proies. Coraline est attirée dans le piège du fait de sa curiosité et de son ennui, tout enfantins. La Marâtre veut la posséder pour l’ajouter à sa collection d’enfants, attirés dans son domaine au fil des ans, et la dévorer. Elle prend d’ailleurs progressivement la forme d’une araignée anthropomorphe et laisse des morceaux de toile dans son passage, dévoilant son vrai visage. En jouant le rôle de la parfaite mère de famille, la Marâtre copie la réalité pour mieux la détruire. Les doppelgangers de Us font de même, porteurs d’une punition divine édictée par un texte : “C’est pourquoi ainsi parle l’Eternel : Voici, je vais faire venir sur eux des malheurs Dont ils ne pourront se délivrer. Ils crieront vers moi, Et je ne les écouterai pas” (Jeremiah 11:11). Et c’est d’ailleurs par le personnage d’Adelaide, la mère, que se répand la fin de l’humanité. Pour finir, dans Conjuring, c’est le tabou du meurtre originel de son propre enfant par la sorcière qui rend les lieux maudits. Ainsi, dans ces maisons, les mères sont le véhicule de la mort. Et les personnages doivent déjouer leurs tours ou justement se raccrocher à leur rôle de mère pour survivre. En effet, les passages symbolisés par les portes, miroirs et couloirs sont autant de signes du basculement d’un monde à l’autre et ce que risquent Coraline, Danielle (The Haunting of Bly Manor) ou Lisa (Au-delà des murs), c’est la mort, rejoignant les fantômes qui hantent déjà les lieux. Pour survire, il faut refermer le passage. Coraline le fait en sauvant ses parents et les enfants-fantômes, Danielle et Lisa en abandonnant enfin leurs regrets et en trouvant l’amour. Ces maisons sont ainsi le lieu d’une bataille entre les morts et les vivants.
Niveau de peur : 4/10
Pour compléter votre soirée : Us, Les Autres, Conjuring, Au-delà des murs, The Haunting of Hill House, The Haunting of Bly Manor.
1961. En plein âge d’or de la Hammer (Dracula, Frankenstein s’est échappé, Les Deux visages du Dr Jekyll, …), Jack Clayton revient aux sources du gothique en adaptant la nouvelle fantastique de Henry James, Le Tour d’Écrou. Une héroïne, une demeure ancienne (le manoir de Sheffield Park, rebaptisé Bly, parfait exemple d’architecture néo-gothique), des manifestations étranges, un sentiment de piège et de menace, tout y est. Ce chef d’œuvre du film de maison hantée influencera et inspirera à son tour d’autres œuvres, dont le remarquable Les Autres de Alejandro Amenábar (2001) et, bien évidemment, le remake de 2020, la série The Haunting of Bly Manor (Mike Flanagan).
À la fin du XIXe siècle, la gouvernante Miss Giddens est engagée pour éduquer deux enfants, la jeune Flora et son frère Miles, récemment renvoyé de l’école. Le maître des lieux étant absent, Miss Giddens et l’intendante, Miss Grose, sont seules à s’occuper des enfants. Perturbés par la mort de deux anciens domestiques, le valet Peter Quint et la gouvernante Miss Jessel, ceux-ci se comportent de manière étrange, échangeant mots d’adultes, messes basses et mensonges. Quand des fantômes apparaissent à Miss Giddens, celle-ci en conclut que les enfants sont possédés.
Véritable écrin au scénario de William Archibald et Truman Capote, la réalisation de Jack Clayton et la photographie de Freddie Francis magnifient la maison. Jouant des ombres et de la profondeur de champ, elles renforcent l’inquiétante étrangeté des événements. Les fenêtres, nombreuses, loin d’issues lumineuses, projettent leurs ombres en autant de toiles d’araignées. À la faveur de cadrages minutieusement effectués, les enfants se transforment en êtres menaçants.
Avec Bly, Les Innocents poursuit une longue tradition, que ni Freud ni Gilbert & Gubar ne nieraient : symbole ou catalyseur, la maison ne fait en réalité qu’un avec le personnage féminin. Une jeune gouvernante engagée par un mystérieux riche célibataire pour vivre dans sa demeure isolée et y éduquer des orphelins : tout commence comme dans le célèbre roman de Charlotte Brontë paru en 1847, dans lequel le gothique (des rires et des attaques mystérieuses la nuit, un secret qui les entoure) côtoie la romance : la jeune Jane Eyre et son maître ténébreux – Edward Rochester – tombent amoureux. Ici, la piste est suggérée par un schéma classique – des mots et gestes doux de la part du maître de maison (“Je vous fais confiance si vous me faites confiance”, lui prendre les mains) qui côtoient l’âpreté (“Laissez moi tranquille”) – et les réactions émues de Miss Giddens. Si l’entretien peut être lu de différentes manières, l’arrivée de la gouvernante à Bly, lorsque la jeune femme interroge Miss Grose sur le maître de maison, son regard dans le miroir, sa manipulation agitée des roses, et la déviation de la conversation sur les goûts du célibataire pour les belles jeunes femmes, poursuit le parallèle entre les deux œuvres.
Miss Giddens serait-elle une nouvelle Jane Eyre ? C’est sans compter que Jane Eyre n’est pas seule épousée et a un double en Bertha Mason, première femme de Rochester, devenue folle et enfermée au grenier. L’adaptation de 2011 suggère bien le lien intime qui existe entre les deux personnages. Esprit vif mais impressionnable, deux faces de l’intelligence de la jeune femme, Jane Eyre mène une véritable lutte intérieure contre la tentation et contre elle-même. Dans un ouvrage que nous avons déjà cité, The Madwoman in the Attic (littéralement, “La folle au grenier”, référence directe à Bertha Mason), Sandra M. Gilbert et Susan Gubar arguent que les personnages féminins des romans écrits par des femmes au XIXe siècle sont les échos de la relation que les autrices entretiennent avec le rôle domestique traditionnellement dévolu aux femmes. Reprenant la dichotomie patriarcale entre la vierge innocente ou la bonne mère et la rebelle dangereuse (on retrouvera plus tard cette dichotomie dans le roman et le film noir, et dans des manifestations récentes du gothique, Les Autres, Hérédité (Ari Aster, 2018) ou encore Crimson Peak (Guillermo del Toro, 2015)), les créations des romancières, leur double de papier, sont guettées par la folie et la monstruosité. On le sait, l’hystérie est patriarcale, car elle ne guette que les femmes, comme Bertha-Jane, que l’on enferme au grenier dès lors qu’elle ne convient plus – ou que le monde ne lui convient plus1. À Bly comme à Thornfield Hall, le grenier tient une place symbolique. Dans son analyse des rêves, que nous avons également déjà citée, Freud dresse un parallèle entre maison et psyché : la maison “constitue la seule représentation typique, c’est-à-dire régulière, de la personne humaine”2. La maison ne fait qu’un avec le personnage principal, personnage féminin. Dans Jane Eyre, elle disparaît d’ailleurs avec Bertha Mason. Dans La Maison du Diable, elle fusionne avec ses habitantes successives. Dans cette fusion symbolique, rien de tel que le grenier (où est enfermée Bertha Mason, point de non-retour de l’ascension vers la folie dans La Maison du Diable, lieu où Grace trouve l’album photographique des morts dans Les Autres) ou la cave (Les Démons de la nuit, Mario Bava, 1977) pour représenter l’inconscient ou le ça. C’est justement lors de son ascension progressive vers le grenier que Miss Giddens voit pour la première fois les fantômes de Peter Quint et de Miss Jessel distinctement. C’est également là qu’elle trouve le portrait du valet décédé.
Alors, Miss Giddens est-elle une Jane Eyre ou une Bertha Mason ? La force fascinante des Innocents est de ne pas trancher. Les dialogues, rédigés de main de maître, jouent de l’imperfection du langage, insuffisance et double-sens des mots, pour créer le doute, sur l’innocence des enfants comme sur celle de Miss Giddens. Citons par exemple cette réplique de Flora : “Miles va rentrer !”, s’exclame-t-elle à plusieurs reprises avant le retour de l’aîné qui n’est pas censé être là avant plusieurs mois. Prescience surnaturelle ou impatience enfantine ? Le doute est soulevé par la question de Miss Giddens quand elle apprend que Miles est renvoyé de l’école : “Flora ? N’avais-tu pas dit hier que Miles allait rentrer ?”, à laquelle la petite fille répond par un tout autre sujet : “Oh, regardez, une jolie araignée, et elle est en train de manger un papillon !”. Là encore, remarque innocente ou métaphore menaçante – Qui poursuit la métaphore visuelle, et que l’on trouve également dans Crimson Peak ? Loin de cette ambivalence, le récent remake pour Netflix tranche la question : rebaptisée Miss Clayton, Miss Giddens affronte ses propres démons mais ne voit que trop tard les fantômes, bien réels, dont les enfants essaient de la protéger. L’œuvre perd en force et – même – abîme l’adaptation de Jack Clayton dont elle se revendique (malgré quelques idées intéressantes).
Ambivalence, doute permanent, certes. Toutefois, Jack Clayton, Truman Capote et William Archibald ne sont pas tendres avec leur héroïne et perpétuent la vision d’un être féminin émotif, toujours au seuil de la brèche. À plusieurs reprises, les autres personnages soulignent l’excessivité de ses réactions et leur puérilité. Miss Grose rappelle qu’elle n’est jamais sortie de chez elle auparavant et qu’elle a besoin de temps pour s’habituer à son nouvel environnement. Lorsqu’elle sursaute au cri d’un oiseau ou lorsqu’un coup de vent éteint une bougie, les enfants reprennent des mots d’adultes pour la rassurer. L’ouverture et le jeu de l’actrice, Deborah Kerr, suffisent à insuffler le doute sur sa stabilité, fantômes ou pas : fébrile, elle oscille entre peine, extase et angoisse et, nous le découvrons quelques instants plus tard, reprend des mots qui ne sont pas les siens, ceux du maître de maison, comme une incantation, comme une enfant imitant l’adulte. N’est-il donc pas possible pour une héroïne du gothique de s’émanciper de ce piège autrement que par le sacrifice ? Les seules issues possibles se situent aujourd’hui en-dehors du genre : les seules œuvres qui parviennent à le faire, L’Aventure de Madame Muir (Joseph Mankiewicz, 1947) et Mademoiselle (Park Chan Wook, 2016), pastichent le gothique pour mieux s’en départir : l’une est en réalité une comédie, l’autre un thriller.
Niveau de peur : 6/10
Pour compléter votre soirée : La Maison du Diable, Les Autres, Jane Eyre (versions de 1943 et de 2011), Mademoiselle
- Lire La Séquestrée de Charlotte Perkins Gilman, Le Lagon et autres nouvelles ou Visages noyés de Janet Frame et La Prisonnière des Sargasses de Jean Rhys.
- Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, éditions Payot & Rivages, 2015, p.180.
Bien souvent dans les films d’horreur, la maison a une vie propre : des fantômes cachés dans les placards ou sous le lit, des créatures monstrueuses dans le grenier, des cadavres dans la cave. La maison hantée possède souvent des recoins sombres où se tapissent les pires peurs. Pourtant, toutes les maisons hantées ne sont pas gothiques. Pour que le gothique s’installe, il faut une ambiance médiévale, des demeures grandioses. Il faut pouvoir s’y perdre, du mystère. Mais il faut aussi que, dès que vous l’apercevez, vous sentiez dans vos tripes comme un frisson, comme un regard malicieux qui sort de la demeure elle-même. Comme Miss Eleonore Lane quand elle arrive devant Hill House dans La Maison du diable qui nous dit en voix off que la demeure «?la fixe?». La maison ne la regarde pas, elle l’examine. Cela peut également prendre un peu plus de temps, le temps d’apprendre à se connaître, comme dans Shining où Jack Torrance voit son esprit divaguer et devenir prisonnier du lieu.
En 1963, Robert Wise — cinéaste éclectique dont les films les plus connus sont West Side Story (1961) et La Mélodie du bonheur (The Sound of Music, 1965) — réalise La Maison du diable (The Haunting) tiré du roman The Haunting of Hill House de Shirley Jackson. Le roman comme le film sont considérés comme des chefs-d’œuvre du genre de l’horreur et de la maison hantée. En ouverture du film, le narrateur (un scientifique qui s’intéresse au surnaturel) nous raconte avec enchantement l’histoire de Hill House qui, dès le départ était une «?maison diabolique?». Cette demeure «?née mauvaise?» a connu plusieurs morts tragiques et inexpliquées, ainsi que des suicides. La femme du baron, pour qui la maison a été construite, meurt d’un accident de voiture juste après avoir pour la première fois posé ses yeux sur Hill House. Et leur fille, Abigail n’est jamais sortie de la chambre d’enfant — devenu le centre névralgique de la demeure — et meurt en appelant son aide-soignante qui hérite du lieu avant de se pendre dans la bibliothèque. Le nom de cette demeure est d’ailleurs un jeu de nom avec ill qui veut dire «?mauvaise, malade?». Cette maison «?malade?» a besoin de chair fraîche pour survivre et c’est bien ce que va prouver l’expérience du professeur John Markway — le fameux narrateur, qui va laisser sa place à Eleonore. Parmi les personnes qu’il a choisies pour venir le rejoindre et passer quelque temps à Hill House, or le jeune héritier de la maison, Luke Sanderson, seules deux femmes se prêtent au jeu. Miss Eleonore Lane, une femme qui a été hantée par un poltergeist étant enfant et dont la mère est morte en l’appelant — renvoyant étrangement à la manière dont Abigail est morte —, ainsi que Theodora, une médium bohème. Dès leur première nuit, ils réalisent que la maison ne leur veut effectivement pas du bien et, très vite, elle tente de séparer les hommes et les femmes. Eleonore, dont la connexion avec la maison est la plus forte, réalise très vite que c’est elle que veut la maison.
De la même manière que Jack Torrance dans Shining, écrivain raté qui n’a jamais rien écrit, trouve son inspiration dans l’Overlook Hotel — là également un jeu de mots est présent overlook pouvant signifier «?ensorceler avec le mauvais œil?» —, Eleonore Lane voit enfin quelque lui arriver avec Hill House. Après l’ouverture de La Maison du Diable, nous suivons Eleonore dont nous partageons les pensées les plus intimes. Une fois qu’elle a réussi à s’échapper de chez sa sœur, où elle dormait sur le canapé depuis la mort de sa mère, elle pense à son indépendance future. Torrance, dans Shining, finit par appartenir à l’hôtel et à ne faire qu’un avec les fantômes qui l’habitent. Le lieu, en prenant possession de lui, le rend fou et il tente alors de tuer sa femme et son fils. Ils sont ainsi tous les deux des êtres perméables à ce que leur propose la demeure où ils se trouvent. Dans La Maison du Diable, la folie du personnage est quelque peu différente. Cette obsession de «?quelque chose qui lui arrive enfin?» tourne à la névrose. Alors que Markway réalise que son état est trop instable pour supporter la pression, il lui demande de partir, mais elle refuse. Même après avoir découvert son nom écrit sur un mur, elle ne veut pas partir. Elle dit d’ailleurs à plusieurs reprises qu’elle veut rester ici toute sa vie. Qu’elle se sent bien ici?! Cette névrose va jusqu’à infiltrer les rapports qu’elle a aux autres membres. Suite à quelques compliments flatteurs, elle est persuadée que le professeur est amoureux d’elle et qu’ils vont finir par être ensemble. C’est quand la femme de Markway arrive que la folie d’Eleonore est exposée par le film. Alors que Grace Markway souhaite dormir dans la chambre d’enfant pour prouver à son mari que le surnaturel n’existe pas, la nuit est terrible. Les quatre membres sont réunis dans le salon et une nouvelle fois un bruit assourdissant et terrifiant tourne autour de la pièce. Eleonore s’enfuit alors et parcourt la maison en fuyant ou en essayant de rattraper quelque chose, nous ne le saurons jamais.
La mise en scène qui, jusqu’ici, n’avait pas eu d’effet de style, se distord, change d’axe. Tout est mis en œuvre pour nous faire adopter le point de vue et le ressenti d’Eleonore dans cette course folle. De la même manière que Stanley Kubrick qui supprime beaucoup d’aspects fantastique du roman de Stephen King, Robert Wise demande au scénariste Nelson Gidding — avec qui il avait déjà travaillé sur Je veux vivre?! (I Want to Live!), 1958 — d’ajouter des troubles mentaux au personnage d’Eleonore et de supprimer les éléments surnaturels. C’est l’écrivaine Shirley Jackson qui insiste pour que le film soit surnaturel. De cela résulte l’absence de fantômes ou de spectres qui sont seulement suggérés par des bruits et des rires d’enfants (effrayants) et d’adultes, mais aussi par la déformation des murs et des portes, par le mouvement lent des poignées et les nombreuses statues gothiques. La mise en scène, brillante, crée le malaise et la peur à travers des suggestions. La série Netflix, The Haunting of House Hill (2018) de Mike Flanagan — qui est né à Salem et a également réalisé la suite de Shining en 2019, Doctor Sleep — prend le parti des fantômes et spectres plutôt que la folie en tant que névrose que les protagonistes portent en eux et dont la demeure tire profit. Dans la série, Nell est la plus jeune de la fratrie et donc la plus faible, plus susceptible de voir les apparitions, tandis que le grand frère, Steve, qui n’a jamais vu de fantômes, en fait son fonds de commerce en écrivant des romans d’horreur.
Il est important de noter que ce sont souvent des femmes qui sont sensibles au surnaturel — Shining semble être une exception. Dans Les Autres (The Others, Alejandro Amenábar, 2001), c’est une vieille femme qui entre en contact avec les fantômes de la maison. Ou encore dans la série Penny Dreadful (John Logan, 2014 – 2016), c’est le personnage interprété par Eva Green, Vanessa Ives qui a un lien particulier avec les créatures qui hantent Londres et les revenants. Dans Rosemary’s baby (Roman Polanski, 1968), la folie de Rosemary est aussi entretenue tout le long du film et n’est jamais résolue — a-t-elle imaginée que son fils est également celui du Diable?? Les hommes atteints de folie sont souvent ceux qui modifient la réalité en fonction de ce que leur inconscient souhaite leur dire. Dans Shutter Island (Martin Scorsese, 2010), Teddy (Leonardo DiCaprio) est celui qui crée au fur et à mesure du récit les éléments qui viennent resurgir de ses souvenirs. Le lieu semble hanté, mais il ne l’est que dans la tête du protagoniste. Ainsi nous pouvons par moment nous demander si la folie du lieu n’est pas simplement celle du personnage, comme dans Les Innocents (The Innocents, 1961) de Jack Clayton ou encore dans Terreur dans la nuit (Night Watch, 1973) de Brian G. Hutton où Ellen Wheeler (interprétée par une excellente Elizabeth Taylor) pense voir dans la vieille maison abandonnée en face de chez elle le cadavre d’un homme. Sa folie est telle que même le spectateur n’arrive pas à décerner le corps qu’elle affirme avoir vu, rendant ainsi la maison hantée imperméable à la folie du personnage.
Niveau de peur : 6/10
Pour compléter votre soirée : Shining de Stanley Kubrick, Prince des Ténèbres de John Carpenter, Terreur dans la nuit de Brian G. Hutton, Rosemary’s Baby de Roman Polanski
Et en bonus :
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- brr, une nuit monstrueusement carpenterienne au Louxor, ça vaut le détour
- un défi qui devrait vous parler niveau horreur
- 3 films d’horreur pour ceux qui ont peur
Johanna Benoist, Manon Koken et Marine Moutot
Coraline
Réalisé par Henry Selick
Avec les voix de Dakota Fanning, Teri Hatcher, Jennifer Saunders
Animation, Fantastique, Etats-Unis, 1 h 40
2009
Universal Pictures
Disponible sur SFR
Les Innocents
Réalisé par Jack Clayton
Avec Deborah Kerr, Michael Redgrave, Megs Jenkins
Thriller, Horreur, Angleterre, 1h39
1961
Disponible sur MyCanal et FilmoTV
La Maison du Diable
Réalisé par Robert Wise
Avec Julie Harris, Claire Bloom, Richard Johnson
Horreur, Thriller, États-Unis, 1h52
1963
Disponible sur FilmoTV, La Cinetek, UniversCiné, Canal VOD