[CRITIQUE] Sans jamais nous connaître

Temps de lecture : 4 minutes

[Cet article contient des spoilers]

Adam, scénariste, musarde dans son grand appartement. Son immeuble neuf est vide pour le moment. Un jour, l’alarme incendie retentit, il se rend en bas du gratte-ciel et remarque une silhouette à une fenêtre. Cette silhouette, c’est Harry, jeune homme avec qui il va nouer des liens forts. Entre passé et présent, le film retrace la vie d’Adam dans une ambiance quasi surnaturelle surtout lorsqu’il entreprend de rendre visite à ses parents, décédés 30 ans plus tôt.

Adapté du roman Strangers de Taichi Yamada de 1987 (années 80 qui se ressentent dans le style vestimentaire des personnages), Sans jamais nous connaître (All of Us Strangers en version originale) met en scène ce grand principe qu’est l’amour. L’amour de soi, de sa famille, de ses partenaires… et surtout de la perte de ses amours.  Des libertés ont été prises par le réalisateur Andrew Haigh (45 Years, 2015 ; Looking, 2014-2015) pour cette adaptation. Le couple décrit dans le roman est hétérosexuel mais le thème de l’acceptation de soi étant cher au réalisateur, il a décidé que ses protagonistes lutteraient pour faire accepter leur homosexualité. Les parallèles avec la vie d’Andrew Scott (Adam) ont permis à son jeu d’acteur d’être terriblement juste (cela fait écho à sa propre histoire). Le roman est plus traditionnel, il s’agit d’une histoire de fantômes entêtants de la culture japonaise. Ici, cette relation aux esprits est plus cathartique, plus bienveillante.  

À première vue, nous nous attendons à être témoins d’un film romantique, du récit de l’histoire d’amour entre Andrew Scott (Sherlock, 2010-2017 ; Fleabag, 2016-2019) et Paul Mescal (Normal People, 2020 ; Aftersun, 2023). Cependant, la frontière avec le genre fantastique se brouille de plus en plus et nous sommes comme plongés dans une réalité incommodante. Le film présente des allées et venues, non pas entre différentes époques mais, entre différentes réalités. En effet, Adam se rend régulièrement chez ses parents pour passer des après-midis dans leur maison de famille ; le problème est que ses parents sont décédés tragiquement dans un accident de voiture un soir de Noël, il y a 30 ans. La mère (Claire Foy) et le père (Jamie Bell) sont cristallisés dans le temps. À chacune de leur apparition, la palette chromatique est teintée de couleurs chaudes enrobées de nostalgie. Comme si les voyages d’Adam chez ses parents reflétaient toujours les couleurs du lever du jour, d’un nouvel espoir. Là où les autres décors sont plus froids et ascétiques. Par ailleurs, l’architecture tient une place importante dans ces parallèles. La maison des parents est plus ronde, là où les autres bâtiments sont plus rectilignes avec des matériaux plus austères. 

En parlant d’espace, le film semble présenter une unité de lieu. Cette unité nous piège dans un inconfort confortable. Certes, nous connaissons les décors, nous avons des repères, mais nous sommes aussi conscients de l’instabilité psychologique d’Adam, nous ne sommes jamais sûrs d’être au bon endroit. Comme si nous rêvions de nous réveiller après un cauchemar, mais nous sommes en réalité toujours en train de dormir.

Quant à l’unité de temps, difficile de dater précisément l’époque. Quelques indices sont présents ici et là, une télévision, un ordinateur portable, mais le style vestimentaire semble sortir des années 80-90, pas de téléphone portable… La maison des parents d’Adam est comme figée dans les années 80, sans tomber dans les clichés, nous repérons quelques ustensiles de cuisine et objets de décorations typiques de l’époque mais rien de plus.

Enfin, y a-t-il une unité de réalité ? La réponse est non. Nous sommes dans cet état d’inconscience qui précède le sommeil qui, nous maintient en alerte psychiquement mais nous laisse dans l’incapacité d’agir. De plus, ce ressenti est accentué par la maîtrise du mixage du son. Il y a très peu de bruit. Les personnages parlent à voix basse comme dans le creux de notre oreille, de manière intime pour nous endormir ; nous sommes dans un cocon. La bande son est elle aussi épurée. Quelques chansons ponctuent le récit. La plus marquante est The Power of Love du groupe britannique Frankie goes to Hollywood. Cette chanson d’amour qui clôture le film, atteste de la force de l’amour : « I’m so in love with you. Purge the soul », des paroles qui sont également des répliques entre Harry et Adam.

Le film s’ouvre sur un lever de soleil ( un réveil) et se termine par une plongée dans la nuit (un endormissement). Il y a donc un début et une fin mais qu’en est-il de tout ce qu’il s’est passé entre ? Qu’est-ce qui est réel ? Qu’est-ce qui ne l’est pas ? Sans jamais nous connaître répond aux codes du rêve. Un état qui nous maintient entre deux réalités, l’esprit flou. Les visages se mélangent, les lieux sont tirés de nos souvenirs et nous nous téléportons à travers ces derniers. Le principe « une caresse, une claque » prend tout son sens. Le film est une réussite qui nous pousse à penser que tout est possible dans cette réalité que nous créons chaque jour.

Déborah Mattana

Sans jamais nous connaître
De Andrew Haigh
Avec Andrew Scott, Paul Mescal, Claire Foy, Jamie Bell
2024
Searchlight Pictures
Sortie le 14 février 2024

Retour en haut