[CRITIQUE] La Dame du vendredi

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[Cet article contient des spoilers]

Pour récupérer sa femme, qui veut divorcer, le rédacteur en chef d’un grand quotidien l’envoie réaliser un reportage insensé : interviewer un condamné à mort.

Alors qu’il est en train de tourner Seuls les anges ont des ailes (1939) avec Cary Grant et Jean Arthur, le réalisateur Howard Hawks commence à travailler sur son projet suivant. Il souhaite adapter une pièce de Broadway intitulée The Front Page, écrite par Ben Hecht et Charles Arthur ; pièce ayant déjà fait l’objet d’une adaptation cinématographique en 1931 (The Front Page de Lewis Milestone). Après une première réécriture et surtout, une lecture avec sa secrétaire il décide de changer le sexe de l’un des personnages principaux, transformant Hildebrand Johnson en Hildegaard Johnson. Le but ? Faire de cette simple comédie, une screwball comedy, un genre qu’il connaît et dans lequel il a déjà fait ses preuves avec Train de Luxe en 1934. Ainsi, le scénario se mue et les deux amis de l’histoire originale deviennent un couple divorcé, au passé intense et lié l’un à l’autre notamment par leur passion du journalisme. 

Howard Hawks et ses acteurs Cary Grant et Rosalind Russell sur le tournage de La Dame du vendredi

Pour interpréter le charismatique rédacteur en chef et ex-époux, Hawks n’envisage personne d’autre que Cary Grant. En l’espace de trois ans, les deux hommes ont déjà collaboré à deux reprises ensemble ; et la première fois, ce fut pour L’Impossible Monsieur Bébé (1938), screwball par excellence. Pour lui faire face, Hawks est plus indécis ; il se tourne d’abord et naturellement vers des actrices s’étant déjà illustrées dans le genre : Carole Lombard, Irene Dunne, Jean Arthur, Claudette Colbert ou encore Ginger Rogers.  Aucune n’accepte le rôle. Harry Cohn, à la tête de la Columbia qui produit le film, propose alors le nom de Rosalind Russell et négocie un prêt de cette dernière de la part de la MGM. Devant les caméras depuis les années 30, Russell n’a pourtant pas l’aura des autres prétendantes. En 1939, elle tourne la comédie Femmes dirigées par George Cukor et si elle crève l’écran, elle n’est sur le papier qu’un “second rôle”. Hawks n’est pas vraiment satisfait de ce choix. Tout comme Rosalind Russell qui apprend dans le journal qu’elle a eu un rôle seulement parce que toutes les autres se sont désistées. La première rencontre entre le réalisateur et son actrice est donc particulièrement électrique ! Mais les tensions ne durent pas. Russell est bien consciente que ce rôle est malgré tout une chance pour elle ; elle n’est plus un second rôle mais la co-star de Cary Grant – qui par ailleurs tiendra une place importante dans sa vie puisqu’en plus d’être un ami proche, il lui permettra de rencontrer celui qui deviendra son futur mari et père de ses enfants. Quant à Hawks, il est bien obligé d’admettre que l’énergie et le physique de l’actrice apportent à son film quelque chose d’unique. 

Pour le comprendre, il suffit de regarder la séquence d’ouverture : Hildy (Rosalind Russell) revient dans les bureaux du journal pour lequel elle écrivait. Elle abandonne son futur époux (Ralph Bellamy) pour aller discuter avec son ex-patron et ex-mari, Walter Burns (Cary Grant). Le dialogue qui s’installe immédiatement entre les deux est un enchaînement de diatribes, de blagues, de reproches et d’admiration et tout va si vite que l’on a l’impression que ni l’un ni l’autre ne prend le temps de prendre sa respiration. Pour cette scène d’introduction, Hawks aurait demandé à ses acteurs de parler vingt fois plus vite qu’à leur habitude. C’est une habitude que les acteurs parlent vite chez Hawks. Le réalisateur ayant commencé durant la période du cinéma muet et ayant peu d’attrait pour le théâtre, trouvait que la parole avait tendance à ralentir le rythme d’un film. Avec un débit moyen de deux cent quarante mots par minute, La Dame du Vendredi est encore aujourd’hui l’un des films ayant le débit le plus rapide de l’Histoire du cinéma ! Le cinéaste en avait conscience tout comme Rosalind Russell qui s’inquiétait que le public ne parvienne pas à suivre. Heureusement, pour calmer un peu les esprits, le réalisateur glisse à plusieurs reprises quelques scènes plus calmes où les mots sont presque chuchotés, à l’image de cet instant d’interview entre Hildy et Earl, condamné à mort.

Dans la scène initiale et une grande partie du film, Grant et Russell implique non seulement leur voix mais aussi leurs corps qui, tout en gardant une certaine intimité (une main sur l’épaule, une proximité lors qu’ils discutent calmement) vont également se confronter et se repousser. Presque aussi grand l’un que l’autre (il n’y avait que dix centimètres de différence entre eux), Cary Grant et Rosalind Russell sont sur un pied d’égalité et cela vient enrichir la question de la dualité femme/homme souvent présente dans les screwball. Hildy se présente comme une “newspaprer man” (UN journaliste) pour se comparer à ses nombreux homologues masculins. Elle est vêtue d’une jupe longue – que Hawks ne montre pas vraiment – et le haut de sa tenue est assez typique de ce qu’on imagine de la “working girl” de l’époque : une sorte de chemisier surmonté d’une veste de tailleur. En soit, mis à part les dialogues, rien ne permet réellement de différencier Walter et Hildy, ni même de savoir qui domine qui. Car avec sa mise en scène, le réalisateur brouille les pistes, mettant très souvent Russell au centre de l’image ou, en position de supériorité par rapport à Grant. 

Entre égalité et combat de supériorité. Entre intimité et confrontation.

Pourtant, il y a bien un pied d’égalité entre ces deux personnages. Bien qu’elle pense pouvoir changer de vie, quitter le monde du journalisme pour aller vivre en Albany avec un homme travaillant dans les assurances afin d’élever des enfants – un chemin tout tracé pour une femme de l’époque mais qui ne semble pas éveiller beaucoup de joie chez elle – Hildy se rend vite compte que l’adrénaline que lui apporte le fait de travailler pour un journal et qui plus est, pour celui de Walter, l’emporte sur le reste. Ce personnage féminin est la working girl par excellence et l’amour qu’elle peut ressentir pour Walter est intimement lié à son amour pour le journalisme. Tous les deux sont malins, intrépides et prêt à tout pour obtenir une information.Si le personnage interprété par Rosalind Russell est très intéressant, il en est de même pour celui que joue Cary Grant. Moins présent à l’image, Walter Burns apparaît pourtant comme le grand manitou ; charismatique et intelligent, il semble souvent avoir un coup d’avance sur les autres qu’il n’hésite pas à manipuler pour arriver à ses fins. Malgré tout, le jeu maîtrisé de l’acteur et sa communion avec l’actrice qui lui fait face, permettent à Cary Grant de faire de Walter Burns un homme attachant et drôle et ce, même lorsqu’il maltraite le futur mari d’Hildy, le pauvre Bruce (interprété par Ralph Bellamy qui avait déjà joué la troisième roue du carrosse face à Grant dans Cette sacré vérité, Leo McCarey, 1937).
Lors du tournage, l’affection entre Russell et Grant apporte son lot d’improvisation. Souvent, Hawks les laisse faire. En résulte plusieurs moments particulièrement amusants pendant lesquels apparaissent l’attachement entre les deux ex-époux comme cette scène où sans prévenir, Hildy lance son sac à la tête de Walter Burns. Rosalind Russell manqua son coup ce à quoi, Cary Grant répondit, sans aucune hésitation : “ You use to be better than that ” (“ Tu étais meilleure avant ”). Ces petites touches, parsemées tout au long du film, offrent à l’œuvre la touche de réalisme nécessaire pour faire croire à cette histoire d’amour terminée. L’actrice écrira d’ailleurs dans son autobiographie (Life is a banquet, 1977) quelques jolis mots à propos de ce tournage : “ Grant était différent, il n’était pas juste une personnalité (comme Clark Gable), il pouvait immédiatement partir en vrille et devenir n’importe quel personnage. C’est incroyable de travailler avec lui car il est un vrai acteur comique.”

Le réalisme apparaît aussi dans la manière dont Hawks décrit le monde du journalisme. S’il commence son film avec la phrase “ Incidentally, you will see in this picture no resemblance to the men et women of the press of today. ”  (“ D’ailleurs, vous ne verrez dans ce film aucune ressemblance avec les hommes et les femmes de la pression d’aujourd’hui ” ), on comprend très vite à quel point celle-ci est ironique. Avec His Girl Friday, Hawks témoigne des méthodes déplacées de la presse lorsqu’il s’agit d’obtenir un scoop pour faire vendre. Si Walter Burns est si attaché à Hildy Johnson c’est sans doute parce qu’il l’aime mais aussi – et surtout – parce qu’elle est l’une de ses meilleures reporters, capable d’écrire vite et bien sur n’importe quelle histoire.
Toutes les scènes se déroulant dans la salle réservée aux journalistes ne sont pas franchement plus reluisantes. Passant leur temps à jouer aux cartes, les newspapers men attendent que quelque chose se passe et, ce n’est que lorsqu’un évadé s’enfuit, que quelqu’un se fait tirer dessus ou qu’une jeune femme se suicide, que ces hommes commencent enfin à s’agiter. Dès lors, ils courent à la recherche d’informations qu’ils ne vérifient même pas. Le but est d’être le plus rapide, d’avoir quelque chose à dire. Et bien sûr, bien qu’ils soient les héros de ce film, Hildy et Walter sont faits du même bois. Ils prônent le besoin et l’envie de délivrer la vérité au monde mais se fichent des moyens pour y parvenir ; Ainsi, ils pointeront du doigt la corruption politique mais pour ce faire, utilisent un pauvre homme condamné à mort et possiblement victime de troubles mentaux.

His Girl Friday est bel et bien une superbe screwball comedy mais, Hawks n’en oublie pas pour autant d’utiliser son art pour dévoiler des travers de la société. Les deux acteurs, Cary Grant et Rosalind Russell y sont aussi pour beaucoup dans la réussite de cette œuvre. Le duo fonctionne à la perfection et leur affrontement est un pur délice ; les corps et les mots s’entrechoquent puis se suivent et enfin se complètent. 

Le plus gros défaut du film ? Son titre français, sans doute. En anglais, His Girl Friday renvoie directement au statut d’Hildy à savoir, la subordonnée de Walter. En français cette notion de patron/employée ou chef/subordonnée est totalement mise de côté. Un choix discutable lorsque l’on sait à quel point le genre de la screwball comedy repose justement sur la remise en question du rapport entre les femmes et les hommes

Camille Dubois

La Dame du vendredi (His Girl Friday)
D’Howard Hawks
Avec Cary Grant, Rosalind Russell, Ralph Bellamy
Comédie , États-Unis, 1h32
Columbia Pictures
1940 aux États-Unis / 1945 en France

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