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Présenté au Festival de Cannes dans la section Un Certain Regard – qui sélectionne, chaque année, des films cherchant à sortir des cases, à innover et à proposer des formes nouvelles –, Le Rire et le couteau est une fresque autour d’un ingénieur environnemental portugais, engagé dans la construction d’une route en Afrique de l’Ouest. Nous suivons Sergio, qui arrive à Bissau. Perdu dans l’énergie de cette vie, il se lie à Diara, une jeune femme mystérieuse, et à Gui, un homme homosexuel, qui le repoussent autant qu’il est attiré par elleux. Une relation étrange se noue entre les trois.
Ce film-fleuve de 3h30 explore les liens entre l’Occident et l’Afrique de l’Ouest, le rapport entre ancien·nes colons et éternel·les colonisé·es, mais aussi les questions de genre, d’identité et de racisme. Profondément queer, Le Rire et le couteau tire son nom d’une chanson brésilienne, O Riso e a Faca, de Tom Zé, utilisée à un moment dans le film. Le musicien brésilien chante depuis longtemps l’hybridité de son pays et l’oppression des peuples ayant vécu et souffert sous l’esclavage, tout comme le fait, ici, le cinéaste portugais Pedro Pinho.
Pourquoi allez voir ce film ?
Pour les sujets : environnement, queer et néocolonialisme
Quelle est notre place ? Pourquoi un ingénieur blanc interfère-t-il et devient-il une référence dans un pays africain dont l’indépendance a été acquise en 1974 ? Comment se fait-il que, cinquante ans après, la violence soit toujours inhérente et présente dans cette société ?
Le réalisateur a écrit et documenté le voyage de Sergio en s’inspirant de sa propre expérience et de son ressenti : le sentiment de malaise, l’impression d’être de trop et, en même temps, ce désir si fort de vouloir appartenir à cette vie. Pedro Pinho se pose les bonnes questions. Le rapport de l’Occident à son passé colonial est parfois trouble et pas entièrement assumé. Ici, sous la forme d’une expertise environnementale, l’homme blanc revient sur des terres qu’il a autrefois bafouées. Sous prétexte d’aider à construire, l’Occident s’installe encore en maître.
Les longs dialogues et entretiens que Sergio a avec les personnes autour de lui exposent bien le conflit et la douleur ressentis par les Bissau-Guinéen·nes. Le film alterne ainsi, entre des moments de profonde réflexion sur le passé, le présent et l’avenir, et des séquences plus contemplatives, comme suspendues dans le temps, où le protagoniste traverse des paysages magnifiques, marqués par la crise écologique. Sans jamais oublier l’humour, Pedro Pinho crée un décalage permanent entre Sergio et les autres. Il inverse les rapports de force dans des situations ubuesques, où l’ingénieur touche par sa gaucherie burlesque.
Le cinéaste portugais propose un voyage métaphysique, où il repousse les frontières du conventionnel. Ses héros – Sergio et Gui – et son héroïne – Diara – s’imposent comme des figures queer, attiré·es par des êtres et des corps dans un pays déchiré par le néocolonialisme.
Dans une dernière partie, l’écologie reprend toute sa place. L’un des moments les plus marquants du film survient lorsque Sergio se rend dans une région où un village disparaît peu à peu sous l’effet de la montée des eaux. Sergio interroge les populations, leur parle, et met en lumière leur rapport à la nature qui les entoure. C’est parfois cocasse – comme lorsqu’une vieille dame demande à une organisation humanitaire venue installer des toilettes si, en Europe, on utilise vraiment de l’eau potable pour tirer la chasse –, et parfois plus dur – comme quand une femme reproche à Sergio d’emmener ses enfants loin d’elle, sans qu’on sache où.
Le récit prend alors une dimension ethnographique, à la fois pertinente et bouleversante.
Une actrice, telle un électron libre
Le film repose aussi beaucoup sur une apparition. Elle surgit là où on ne l’attend pas, son corps toujours en mouvement. Elle cherche sans cesse à échapper à Sergio, qui se retrouve pourtant toujours près d’elle. Cleo Diára, prix d’interprétation féminine au Festival de Cannes dans la section Un Certain Regard cette année, illumine le film par son énergie. Elle joue tout au long du récit à cache-cache, fuyant le regard tout en l’attirant, changeant de coiffure, de tenue, mais conservant toujours la même force.
Le personnage de Diara met à nu les idées de Sergio, en révélant leurs contradictions.
Le cinéaste tire beaucoup de ses acteur·ices, qui avaient un accès limité au scénario pendant le tournage. Ainsi, Sérgio Coragem, Cleo Diára et Jonathan Guilherme (dont les prénoms des personnages sont directement tirés de leurs patronymes) improvisent en permanence les dialogues. De même, les plans n’étaient pas prédéfinis avant chaque séquence. La caméra suit les gestes, les mouvements impromptus du corps, comme une danse, filmant l’instant. Ce ballet offre une grande liberté aux comédien·nes, qui s’en emparent pleinement, donnant beaucoup, tout le temps.
Point d’histoire : La colonisation de la Guinée-Bissau
« Le film est né de la nécessité de penser l’Europe dans son rapport au monde.»
Le destin de la Guinée-Bissau, devenue colonie portugaise en 1879, ressemble à beaucoup d’autres. Les pays de l’Afrique de l’Ouest ont presque tous été colonisés par des forces occidentales qui ont pris possession de leur richesse et de leur terre. Cela va de pair avec l’essor de la traite négrière et l’installation d’établissements qui vont « faciliter » ce commerce, mais aussi celui de l’or et de l’ivoire. Voici quelques points de repère de l’histoire de ce pays.
Points de repère historique :
XVe–XIXe : Comptoirs portugais établis (1446), traite esclavagiste, rivalités européennes, exploitation côtière
Fin XIXe–début XXe : Conquête de l’intérieur, pacification militaire, travail forcé, loi sur l’indigénat
Mai 1886 : les frontières de la Guinée-Bissau sont fixées en accord avec la France qui possède le Sénégal et la Guinée Conakry
1910–1925 : période de conflit permanent alternant entre des insurrections autochtones et la répression coloniale. Cette période sera appelée « la guerre de pacification »
1956–1963 : Fondation du PAIGC, grèves ouvrières, massacre à Bissau, passage de la lutte pacifique à la guérilla armée
1963–1973 : Guerre de libération : zones libérées, écoles et services civils, stratégie de Cabral
1973–1974 : Déclaration unilatérale d’indépendance le 24?septembre 1973, reconnaissance internationale, puis officielle via la Révolution des Œillets le 10 septembre 1974
Point de vocabulaire :
Loi ou code sur l’indigénat : Le Code de l’indigénat est un ensemble de réglementations qui permettent aux administrateurs des colonies d’appliquer des peines diverses (prison, amendes) aux autochtones, sans procès. Outil majeur de la domination coloniale, symbole de la différence de traitement entre les colons et les habitants locaux, il est d’abord mis en place en Algérie puis généralisé à l’Afrique et à l’Indochine. Il est toutefois appliqué de façon différente selon les époques et les lieux. Justifié par les autorités comme un moyen d’assurer la sécurité après les révoltes, il n’a disparu officiellement qu’en 1946. (source : Le Livre scolaire)
Au Portugal, le régime de l’indigénat était un système de domination coloniale qui a privé les populations autochtones, principalement noires, de leurs droits humains et de l’instruction, réservée aux Portugais.
Pour aller plus loin, je vous conseille :
La page d’Universalis autour de la Guinée-Bissau (accès complet pour les abonné·es)
Le portrait d’Amílcar Cabral sur le site Esquisse
Plus généralement sur la colonisation et l’empire colonial :
La pièce de théâtre, La France, Empire – Un secret de famille de Nicolas Lambert, qui joue tous les samedis à 15h30 au théâtre de Belleville (Paris) à partir de la rentrée 2025
L’émission Blast de Pacôme Thiellement : L’Empire n’a jamais pris fin
La citation est tirée du dossier de presse
Marine Moutot
Le Rire et le couteau
Réalisé par Pedro Pinho
Avec Sergio Coragem, Cleo Diara, Jonathan Guilherme
Drame, Portugal, France, Roumanie, Brésil, 3h36
Méteore Films
Sortie le 9 juillet 2025