[CINÉMA] Tu ne mentiras point

image tirée du film Tu ne mentiras point

Temps de lecture : 5 minutes

1985, Irlande. Bill Furlong, charbonnier, vit avec une femme et leurs cinq filles. Il mène une existence paisible et sans accroc, jusqu’au jour où il découvre ce qui se déroule dans le couvent de sa ville : de jeunes femmes y sont placées contre leur gré. Adapté du roman de Claire Keegan, Ce genre de petites choses, le film explore le silence autour des couvents de la Madeleine qui accueillait des filles et des femmes pendant des décennies. Dans des conditions inhumaines, elles devaient travailler dans des blanchisseries. Dirigés par des sœurs et autorisés par l’État irlandais qui fermait les yeux, les couvents ont tenu enfermées plusieurs milliers de filles entre 1922 et 1996. 

Le long-métrage a été présenté au Festival international de Berlin en 2024 et l’actrice Emily Watson a reçu l’Ours d’argent de la meilleure performance pour un second rôle. Elle y incarne la glaçante Mère supérieure de l’Église.

Pourquoi voir le film ?

Le regard d’un homme sur une société patriarcale 

En lisant le livre pour la première fois, Cillian Murphy acquiert les droits pour le cinéma. Il est touché par cette histoire qui pourrait sembler presque banale au vu du nombre de filles et de jeunes femmes enfermées dans les couvents.
L’acteur y interprète un homme d’une quarantaine d’années qui sur le papier a réussi sa vie : une entreprise prospère, une épouse et des enfants, un compte en banque rempli. Le mutisme de Bill est la seule réponse qu’il a trouvée face à une injustice dont il est malgré lui complice. Tu ne mentiras point parvient à montrer comment chaque personne individuellement et collectivement est coupable de la situation. Bill ne peut pas parler parce que l’on tait ses émotions dans une société pudique, alors il se plonge dans ses souvenirs et dans son enfance. Il ne peut s’empêcher de faire le parallèle entre sa mère qui l’a eu hors mariage et ces jeunes filles qui se retrouvent dans ces blanchisseries de force. Le regard qu’il porte sur la société le change : il ne peut pas changer les gens autour de lui, peut-être, que c’est lui qui doit évoluer. 

L’ambiance lourde et pesante

Cela pourrait être le début d’un film d’horreur, les corbeaux qui planent sur une ville triste et sombre, le ciel lourd. La pesanteur de cette ville irlandaise, qui semble s’être arrêtée, rend la crise que traverse Bill encore plus profonde. Le film met en parallèle son enfance auprès de sa mère, Ned et Madame Wilson, et son présent, 1985. Son quotidien est bien huilé : il se lève, part travailler, fait ses livraisons et rentre auprès de sa famille. L’intime est omniprésent. Un jour, en livrant du charbon au couvent, il entend les cris d’une jeune fille que les parents placent de force auprès des sœurs. Ces cris hantent le film et lancent l’introspection de Billy. La lenteur du récit pèse et offre une épaisseur rarement vue à l’histoire. L’émotion est palpable. Tu ne mentiras point montre cet homme qui devrait être heureux et dont le passé ne semble pas si tragique que cela, et au fur et à mesure, nous comprenons : pourquoi il est si touché par les cris de cette jeune femme. 

Le choix de tourner dans la ville de New Ross dans le comté de Wexford — qui est la ville du livre — a également toute son importance. La maison des Furlong, le couvent, les rues, tout concourt à donner le sentiment oppressant de cette petite ville irlandaise qui cache mal ses secrets. Le silence y est troublant et cela dès les premiers instants du film. 

Un point d’histoire : les couvents de la Madeleine

Ouvert en 1765, le Couvent de la Madeleine (ou Magdalene laudry) sur Leeson Street à Dublin accueille de jeunes femmes pour leur éviter de tomber dans la prostitution et les remettre dans le droit chemin. Par la suite, une dizaine s’ouvre en Irlande. Leur but est de réhabiliter les jeunes femmes. Après la Grande Famine de 1845, les couvents accueillent également des miséreuses. La dernière blanchisserie de la Madeleine a fermé en 1996. À partir de 1922, les conditions deviennent de plus en plus dures.

De 1922 à 1996, plus de 10?000 femmes y vivent et y travaillent, placées par l’État, l’Église catholique ou leur famille. Certaines sources parlent même de 30?000. Elles y sont enfermées contre leur gré. Ce sont des orphelines, des enfants illégitimes (certaines y arrivent à l’âge d’à peine 8 ans), des mères infanticides, des alcooliques, des femmes ayant eu des relations sexuelles hors mariage (sans distinction entre viol, inceste ou relations amoureuses)… Six jours sur sept, elles travaillent pendant des heures à la blanchisserie sans toucher un seul centime et dans l’indifférence la plus complète. Celles qui accouchaient voyaient leur enfant enlevé (mis à l’adoption ou dans des foyers). Certaines y restaient quelques mois, d’autres plusieurs années. Laissées à l’abandon, sans amour ni affection pour les plus jeunes, elles sont isolées dans l’impossibilité de créer des amitiés. Elles devaient, durant la journée, tenir un silence strict. 

Une « blanchisserie Madeleine » non identifiée, en Irlande, au début du XXe siècle. Source : Wikipédia

Dans la société irlandaise, très conservatrice, les couvents ne sont pas vus d’un mauvais œil, bien au contraire. Des familles y envoient volontiers leurs filles jugées récalcitrantes. Mais un scandale éclate en 1993, lors de la vente d’un bout du terrain du couvent de Notre-Dame de la Charité à Dublin. 155 corps furent exhumés. Sur le registre donné par les sœurs à l’entreprise chargée de déterrer les cadavres pour les mettre dans une autre fosse commune, il y en avait une vingtaine de corps en trop. Plusieurs femmes témoignent à la suite de cette affaire sur les conditions horribles qu’elles ont subies dans ces couvents. La société irlandaise s’indigne de ce qu’elle découvre et ne peut plus détourner le regard. Le gouvernement irlandais a mis plusieurs années avant de présenter ses excuses à ces femmes, ayant peur qu’un dédommagement financier soit demandé.

Pour aller plus loin, je vous conseille 

Les films : The Magdalene Sisters, Peter Mullan (2002) et Philomena, Stephen Frears (2013)
Un documentaire sur Arte : Irlande : le linge sale de l’Église | Les blanchisseuses de la Madeleine
Un article sur Slate et un autre de Courrier International autour de la découverte de 155 dépouilles de femmes sous un couvent
Un article de France Info lors de la sortie de The Magdalene Sisters (2002)

https://www.youtube.com/embed/AuYsJqRyeoQ?si=bYus97SUvFxOeRuC

Marine Moutot

Tu ne mentiras point
Réalisé par Tim Mielants
Avec Cillian Murphy, Eileen Walsh, Emily Watson
Drame, Irlande, 1h38
30 avril 2025
Condor Distribution

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