Une femme s’évanouit de manière théâtrale, un objet roule doucement au sol en gros plan, des inconnus fomentent un plan machiavélique juste à côté des concernés… Le cinéma est rempli de motifs, parfois récurrents, qui intriguent et s’impriment dans nos esprits. Le deuxième mardi de chaque mois, nous vous proposons le défi “Un bon film avec…” : chaque rédactrice dénichera un film en lien avec un thème (plus ou moins) absurde mais qui vient naturellement à l’esprit. Pourquoi ces images s’imposent-elles ? Quel sens recouvrent-t-elles dans notre imaginaire ? Et dans l’oeuvre ? Les retrouve-t-on dans un genre précis ? Comment deviennent-elles des clichés ?
Ce mois-ci, nous nous intéressons aux plans où un personnage sort de la brume.
L’origine de la brume au cinéma est parfois difficile à saisir. Eau, sable ou fumée, parfois d’origine surnaturelle, la brume cinématographique ne recouvre pas le phénomène météorologique. Phénomène de lumière, jouant avec la visibilité, c’est un élément très cinématographique. Cache dans l’écran, elle vient créer une ambiance mystérieuse, fantastique ou inquiétante. Elle est souvent présente dans les films fantastiques, comme dans Pirates des Caraïbes : La Malédiction du Black Pearl (Pirates of the Caribbean : The Curse of the Black Pearl, Gore Verbinski, 2003), quand le navire maudit Black Pearl arrive, ou de science-fiction, comme dans Dans la brume, de Daniel Roby (2018).
Propice à la métaphore et au symbolisme, la brume brouille et cache corps et images. Les êtres qui en sortent sont d’abord des silhouettes avant d’être des personnages. Ils sont des êtres inquiétants à la nature et, parfois, au corps insaisissables, comme dans Metropolis (Fritz Lang, 1927). C’est un phénomène qui convient aux films policiers et aux films noirs, Assurance sur la Mort (Double Indemnity, Billy Wilder, 1944), entre autres.
Les films de guerre permettent aussi une belle exploitation du brouillard et le replacent dans un contexte réaliste d’assaut. La brume peut être une technique guerrière. Ainsi, on voit que, dans Le Seigneur des Anneaux : Le Retour du Roi (The Lord of The Rings: The Return of the King, Peter Jackson, 2003), la bataille d’Osgiliath démarre dans le brouillard, avec les silhouettes des orques attaquant Faramir et ses compagnons apparaissant progressivement. Ces prises de vue ne sont pas sans rappeler les fantomatiques naufragés de Fog (The Fog, John Carpenter, 1980). De même, dans Capitaine Conan (1996), Bertrand Tavernier a eu l’idée ingénieuse de faire attaquer l’armée ennemie sous couvert des marais embrumés – en plus de la fumée générée par les tirs.
La brume, cliché visuellement marquant, est souvent utilisée en tant que tel, les cinéastes faisant ainsi référence à d’autres cinéastes. C’est le cas dans deux des films que nous avons choisi de vous présenter : Ombres et Brouillard de Woody Allen (Shadows and Fog, 1991), film cinéphile faisant référence à de multiples autres films, et Blade Runner 2049 de Denis Villeneuve (2017), suite de Blade Runner (Ridley Scott, 1982), auquel il essaie de rester fidèle tout en apportant ses propres thèmes. Fog, de John Carpenter, film emblématique au brouillard éponyme, vient compléter cette filmographie.
Ombres et Brouillard (Shadows and Fog), Woody Allen, 1991
Kleinman est réveillé en plein milieu de la nuit pour aider une milice à attraper l’assassin qui rôde dans les rues d’une ville les soirées de brume. Alors qu’il ignore tout du plan, il se retrouve seul à errer. De son côté, Irmy quitte son compagnon et le cirque pour trouver refuge dans le bordel de la ville. Et pendant ce temps, le meurtrier est toujours là, à la recherche de sa prochaine victime.
Alors que dans la nuit un assassin sévit dans une ville sans nom, un groupe d’individus se retrouve dans un brouillard mystérieux et dense qui permet à Woody Allen une tragi-comédie sur l’espèce humaine et ses aspects les plus sombres. Un brouillard qui agit comme effet révélateur, comme la lumière pour la photographie. La nuit est propice à se perdre dans un labyrinthe de rues sombres et brumeuses. Le cinéaste américain s’amuse en même temps à plein de clins d’œil cinématographiques.
Le long-métrage évoque, en plus des références cinématographiques, des moments clés des pires actions de l’espèce humaine. L’arrestation d’une famille au nom juif qui est incriminée sans fondement des meurtres et «?déportée?» vers un lieu inconnu, rappelle les arrestations de la Seconde Guerre Mondiale. Puis, le personnage de Kleinman va également être accusé et pourchassé dans toute la ville pour être lynché sans autre forme de procès. Il y a d’autres moments qui vont du peeping Tom, à l’adultère ou encore la tyrannie de l’emploi et du patron tout puissant ou encore à celle de l’église… Dans ce brouillard dense, Woody Allen en profite pour découper au scalpel l’homme et la femme.
Dès la séquence d’ouverture, le spectateur sait que le cinéaste va faire multiples références au cinéma — que nous allons par ailleurs analyser. Le film est clairement un hommage à l’expressionnisme allemand, dont les jeux dans la brume à plusieurs références. Nosferatu, le vampire (Nosferatu, eine Symphonie des Grauens, F. W. Murnau, 1922) : le meurtrier est filmé dans la brume tel le vampire de Murnau, M Le Maudit (M, Fritz Lang, 1932) : c’est l’homme traqué par la foule, c’est la nuit obscure qui révèle le pire chez l’homme. Mais il y a également d’autres citations : La Dame de Shanghai (The Lady from Shanghai, Orson Welles, 1948) : la scène de miroir à la fin du film qui piège le meurtrier renvoie directement à la confrontation finale de Rita Hayworth et Orson Welles. Cul-de-Sac (1966) de Roman Polanski : Donald Pleasence ne peut aller plus loin, bloquer dans une impasse et sur l’un des murs est noté «?Cul-de-sac?» en gros. L’acteur avait le rôle principal du long-métrage. Le brouillard, la brume qui s’installe ou qui est déjà là est une entité forte du cinéma, dont l’imaginaire ramène souvent au film d’horreur. Ici, Woody Allen sur fond de meurtres sordides se moque de la nature humaine et la tourne au ridicule, mais réussit à garder l’essence de sa critique. Et malgré l’humour, le drame n’est jamais loin.
Ainsi dès le début du long-métrage, le premier plan est celui du reflet de la lune avec la brume qui glisse sur l’eau. Rapidement s’enchaîne des plans où la brume crée un jeu de lumière magnifique. La nuit semble tranquille, si une musique rythmée avec un orchestre dissonant, tiré de l’Opéra de quat’ sous de Kurt Weil, ne venait pas compléter la séquence. Un cadran d’horloge, sans doute une église, et un fiacre qui seront des éléments dans une tragédie à venir dans le récit. L’ambiance est posée. La brume rend l’ambiance mystérieuse et plonge le spectateur dans une autre époque. Nous voilà, dans un pays inconnu, sans doute d’Europe de l’Est, à une époque inconnue. La brume a sans doute figé l’histoire dans un temps passé. Comme dans un conte, le film commence par il était une fois …
Et arrive les personnages. Nous voyons un homme sortir de son boulot et passer devant des escaliers plongés dans la brume. La caméra s’arrête et fixe cette brume. Rapidement un homme surgit du plan. Il descend les marches de manière vampiresque, lentement. Référence directe au Nosferatu de Murnau, l’homme est menaçant. Il rend l’atmosphère inquiétante. Mais ici, ce n’est pas un vampire, mais un étrangleur qui attaque dans les rues pour tuer. Nous revenons vers la victime qui allume tranquillement une cigarette. Puis les trajectoires des deux hommes se rencontrent. La caméra reste un peu de loin et offre deux fois le meurtre aux spectateurs : sur le mur en jeu d’ombre et en vrai. Puis la victime s’écroule, alors la caméra fait un mouvement avant un peu saccadé, comme quelqu’un qui courait pour mieux voir, et offre la vue du meurtrier au dessus de sa proie qui meurt.
La caméra coupe et plonge dans le noir le spectateur un bref instant, avant de se rallumer pour voir la main de Kleinman allumer une lumière en gros plan. Il est réveillé en plein milieu de la nuit et semble surpris. Comme le public qui vient de voir un meurtre à la manière des films muets. Retour vers le passé ?
Ainsi la brume dans le long-métrage de Woody Allen est à la fois métaphorique, c’est elle qui cache et dévoile les différents personnages, mais également esthétique. Renforcé par le noir et blanc, l’ensemble du film semble irréel. Les nombreuses références cinématographiques ne font qu’affirmer la dimension fantastique du récit. Le cinéaste réalise donc une œuvre rare dans sa filmographie où il rend hommage au cinéma européen. Le brouillard devient le lieu de cette déférence.
Marine M.
Ombres et Brouillard (Shadows and Fog)
Réalisé par Woody Allen
Avec Michael Kirby, Woody Allen, Mia Farrow
Comédie, Drame. Etats-Unis. 1h25.
Sorti le 12 février 1992
Blade Runner 2049, Denis Villeneuve, 2017
Dans un futur où humains côtoient intelligences artificielles et Réplicants, sorte de robots faits de peau artificielle, l’agent K. (Ryan Gosling), lui-même Réplicant, est chargé de chasser et d’éliminer les Réplicants rebels. Lorsque est découvert le corps d’une Réplicante ayant donné naissance, K. est chargé d’éliminer l’enfant. Une mission qui va rapidement devenir personnelle…
Fidèle au premier opus réalisé par Ridley Scott en 1982 (Blade Runner), Blade Runner 2049 met en scène un Los Angeles brumeux et pluvieux dans lequel l’agent K navigue au milieu des hologrammes. La brume, dont l’origine – gaz d’échappements ou eau qui s’évapore – est difficilement identifiable, crée une atmosphère poisseuse et contribue à la vision dystopique de l’environnement urbain. En outre, elle – et plus largement, la météo – a également une importance thématique.
Lorsque Joi (Ana de Armas), hologramme et compagne virtuelle du héros, quitte l’appartement pour la première fois, elle sort de la brume pour enfin pénétrer sous la pluie. Cette expérimentation des éléments est filmée comme une expérience sensuelle, avec l’apparition lente de la silhouette féminine dans la brume, le jeu de l’actrice et l’impossibilité pour les deux personnages de se toucher. Cette sensualité rend le “retour à la réalité” plus abrupt, quand Joi se fige en plein baiser, rappelant qu’elle n’est qu’une image, tout comme les gouttes d’eau qui touchent son corps.
A l’absence de corps solide de Joi s’oppose la corporalité de l’agent K. Un corps qui troue les murs qu’il traverse, qui cogne et se fait cogner, qui blesse et est blessé. Un corps parfois tuméfié et saignant, parfois même inconscient. Être charnel, K. peut agir sur le monde qui l’entoure, au contraire de Joi.
En opposant Joi, l’être brumeux, visible mais inconsistant, à K., l’être charnel, le film explore un axe de réponse à la question qui lui est centrale “Qu’est-ce qu’être humain ?”. Être humain, c’est pouvoir mourir pour la bonne cause, explique un Réplicant rebel. Pour Joe, cela devient non seulement sacrifier sa vie pour une cause ou une personne – ce que fait Joi dans une certaine mesure – mais également agir pour ôter ou sauver une vie. Ce pouvoir sur les éléments est signifié non seulement par les nombreuses blessures que Joe reçoit et inflige mais également par le flocon de neige qu’il peut sentir dans sa main, au contraire de Joi, au contraire de la fille biologique de Deckart, coincée dans sa “prison dorée” comme dans une boule à neige, “créatrice de rêve” qui ne peut agir que sur des images. La distinction entre humain et Réplicant ne se situe plus à la frontière entre création et procréation mais se fait au niveau du pouvoir d’action de l’individu sur le monde. La solidité des éléments météorologiques vient faire écho à la solidité des corps, rappelant sans cesse aux spectateurs l’importance de l’expérience sensorielle du monde.
J. Benoist
Blade Runner 2049
Réalisé par Denis Villeneuve
Avec Ryan Gosling, Harrison Ford, Ana de Armas, Sylvia Hoeks, Jared Leto
Film de science-fiction. Etats-Unis. 2 h 44.
Sorti le 4 octobre 2017
Fog (The Fog), John Carpenter, 1980
Californie du Nord, village d’Antonio Bay, 1980. Alors que le petit village de pêcheurs s’apprête à célébrer son centenaire, une mystérieuse brume s’insinue dans chaque recoin de la ville et trois pêcheurs sont assassinés. Le père Malone, prêtre de son état, découvre alors un ancien journal, celui de son grand-père qui révèle de sombres secrets sur la création d’Antonio Bay. Quelle est donc l’origine de cet étrange brouillard ?
Avec un défi pareil, impossible de ne pas parler du “Brouillard” de Carpenter. Fog n’entretient aucun lien avec Brume (The Mist) de Stephen King, nouvelle publiée en 1980 – trop tardivement pour inspirer le maître de l’horreur – bien que son adaptation par Frank Darabont en 2007 entretienne de nombreux points communs avec le film de Carpenter (on aurait pu le citer pour son image brumeuse mais non pour sa qualité cinématographique). Il a aussi fait l’objet d’un remake peu notable en 2005 par le réalisateur britannique Rupert Wainwright. Pour Fog, Carpenter s’est beaucoup inspiré des monstres cachés dans les nuages du film britannique de science-fiction The Trollenberg Terror (The Crawling Eye aux Etats-Unis), réalisé en 1956 par Quentin Lawrence. A cela, il a ajouté un peu de réel : une visite dans un Stonehenge embrumé en compagnie de sa productrice et scénariste attitrée, Debra Hill, alors qu’ils faisaient la promotion d’Assaut (Assault on Precinct 13, John Carpenter, 1976) ainsi que l’histoire d’un naufrage ayant eu lieu à Goleta, en Californie, au XIXe siècle. L’une des plus grandes difficultés du tournage fut évidemment les prises de vue avec le brouillard. Problème : en utilisant une fumée projetée sous pression par des appareils conséquents, le brouillard avait tendance à se disperser trop rapidement ; ce qui ne permettait pas une installation durable. Pour résoudre ses problèmes, le cinéaste s’adressa à A & A special effects qui coupla fumigènes et lumières afin d’avoir ce rendu phosphorescent du brouillard. Malgré son succès commercial et son accueil critique mitigé, Fog reste un film d’horreur mineur bien que plutôt réussi.
Ci-dessous, les différentes affiches de Fog, brouillard à l’arrière plan :
Le film est riche de nombreuses scènes d’êtres sortant de la brume mais la plus marquante reste celle des volutes brumeux bleus dessinant les contours de marins fantomatiques, aux allures de pirates assoiffés de vengeance, les yeux brillants tels deux diamants dans la nuit. Vous la voyez ?
Avec un film comme Fog, on peut totalement questionner l’utilisation du brouillard dans le genre horrifique. Les êtres surnaturels mettent un certain temps à être visibles à l’écran : ils sont la menace invisible. Tout d’abord incarnés par le brouillard envahissant la baie, ils deviennent de fugitives apparitions dans la brume – toujours à l’arrière-plan – avant d’être incarnés par des objets isolés, toujours dans le brouillard : crochet, sabre, poignard.
Leur apparition finale dans l’église, toujours le bas du corps masqué par le brouillard et la nuit, révèle leur apparence entière (ou presque).
Coucou, c’est nous.
Ce n’est que lorsque Stevie Wayne (Adrienne Barbeau) glisse du toit et se retrouve face-à-face avec l’une des créatures, enveloppée de brouillard, que le visage de l’entité maléfique se révèle. C’est la plongée physique dans ce qui incarne le Mal, ici le brouillard, qui permet de le voir comme tel et de l’affronter. Une fois vaincues, les créatures disparaissent et le brouillard se lève (à reculons).
Un sympathique tête-à-tête pour Stevie Wayne
Les revenants sortent du brouillard et sont surtout cette entité : un élément naturel qui symbolise le Mal, encore une fois omniprésent et dévorant, comme Carpenter aime tant le montrer (Halloween : la Nuit des Masques, Prince des Ténèbres). Faire du brouillard le personnage principal était le but de Carpenter comme il l’explique dans une interview donnée à Première (n°125). Il permet de maintenir une aura de mystère autour des créatures et de les rendre d’autant plus effrayantes. Il laisse le temps à la peur de s’insinuer, pour les protagonistes mais aussi pour les spectateurs. Evidemment, il permet aussi de brouiller l’identification des protagonistes. Ami ou ennemi ? Qui donc avance dans la brume ? Ici, annonciatrice de la venue des fantômes, elle englobe la ville tel un piège gigantesque. “Quand vous voyez The Crawling eye, vous constatez que lorsque les nuages approchent, des choses terribles se produisent. Dans Fog, quand le brouillard arrive, des choses terribles se produisent” (entretien très intéressant de Carpenter avec Olivier Père pour Arte).
Par ailleurs, Fog s’ouvre sur une citation d’un poème d’Edgar Allan Poe (par ici) qui donne aussitôt le ton du film et permet une autre interprétation du sens à donner au brouillard : “Is all that we see or seem but a dream within a dream ?”. Les volutes donnent l’aura du rêve à la réalité. N’était-ce alors qu’un cauchemar pour Stevie, Elizabeth et Nick ?
Manon Koken
Fog (The Fog)
Réalisé par John Carpenter
Avec Adrienne Barbeau, Jamie Lee Curtis, Janet Leigh
Film d’horreur. Etats-Unis. 1 h 29.
Ressorti le 31 octobre 2018 chez Splendor Films (sortie initiale le 19 mars 1980).
Retrouvez nos prochaines pépites le mardi 9 juillet 2019. Nous vous proposerons plusieurs bons films où quelqu’un s’empale par accident.
Vous aussi, mettez-nous au défi de dénicher des pépites, en votant pour le thème du Défi #3 avant le 8 juillet 2019. Vous pouvez également proposer de nouveaux thèmes en commentaire ou sur les réseaux sociaux.
[googleapps domain= »docs » dir= »forms/d/e/1FAIpQLSf8rr55PpNqIl7nJ8C1FmxJpXI0lsv7CvHMsWBj5l-mv8rVhA/viewform » query= »embedded=true » width= »640″ height= »658″ /]