Le Dictateur, Le Kid La Ruée vers l’or, Le Cirque, Les Temps modernes, Les Lumières de la ville… Tout le monde connaît les longs métrages de Charlie Chaplin. Son personnage moustachu et chapeauté, ses gags, son talent de la mimique, depuis les spectacles forains des années 1920 aux salles de cinéma, chacun a pu grandir avec ce petit homme. Mais qui, aujourd’hui, connaît ses courts métrages?? Évidemment, ils restent régulièrement diffusés (et vous pouvez en découvrir quelques-uns sur Benshi.fr), mais beaucoup moins souvent que ses longs. L’occasion de la ressortie de ses films par le distributeur Théâtre du Temple est un moment parfait pour revenir sur ses courts si représentatifs de l’évolution du personnage. Nous vous en proposons cinq parmi la multitude qui existe.
Charlot est content de lui (Kids Auto Races in Venice) – 1914 – 6 min 19
Un étrange personnage ne cesse de perturber le tournage d’un reportage sur une course de petites voitures pour enfants.
Ce film marque la toute première apparition d’un personnage en construction : Charlot. Il est produit par la Keystone. Alors que Chaplin avait tenté de jouer les dandys dans un premier court métrage, Pour gagner sa vie, le personnage de Charlot (The Tramp – pas encore nommé) lui convient finalement bien mieux. Il en parle d’ailleurs dans son autobiographie : « Je voulais que tout soit une contradiction : le pantalon ample, la veste étriquée, le chapeau étroit et les chaussures larges… J’ai ajouté une petite moustache qui, selon moi, me vieillirait sans affecter mon expression. Je n’avais aucune idée du personnage mais dès que je fus habillé, les vêtements et le maquillage me firent sentir qui il était. J’ai commencé à le connaître et quand je suis entré sur le plateau, il était entièrement né. » A l’occasion d’une course de petites voitures pour enfants organisée à Venice, quartier ouest de Los Angeles, Chaplin décide de mettre en scène son nouveau personnage.
Chapeau melon, petite moustache, canne, pantalon et chaussures trop grands : Charlot est déjà là. Il est d’ailleurs tout particulièrement présent. Toujours dans le champ, irrémédiablement attiré par la caméra telle une mouche sur son pot de miel, Charlot est l’élément gênant par excellence.
Il s’agit pourtant d’un simple reportage sur un événement sportif annoncé dès le carton-titre. Le spectateur n’a aucune idée qu’il s’agit là d’une comédie montée de toute pièce. Le Vagabond monopolise le cadre. Jusqu’à ce que la seconde caméra apparaisse dans le champ – soulignant que la première n’est qu’un observateur de la fiction en train de se créer -, le spectateur n’a aucun moyen de deviner qu’il s’agit d’une mise en scène. Il pourrait totalement adhérer à la démarche documentaire car il s’agit d’un événement réel. Cette proximité entre réalité et cinéma est une spécialité de Mack Sennett qui dirige la Keystone. Le tournage s’est d’ailleurs fait sur le vif : il a été tourné en 45 minutes, sans scénario. C’est le personnage qui le crée par son comique.
Charlot fait de nombreux regards caméra. Il cherche à faire une démonstration de son personnage, de son rang, de ses capacités : il n’existe qu’en se sachant vu, immortalisé par la(les) caméra(s). C’est là que s’inscrit son décalage avec Buster Keaton : Chaplin cherche toujours à s’imposer dans l’image alors que Keaton veut fuir vers le hors champ. Dans ce film, comme dans tant d’autres, tout le monde est contre Charlot. Un spectateur vient le repousser. Le réalisateur du reportage le pousse à plusieurs reprise hors cadre. Il s’énerve, le gronde et finit par lui mettre un coup de pied aux fesses, le poussant ainsi définitivement du champ. C’est ainsi que se clôt le film : Chaplin ne peut plus s’imposer dans l’image, s’il disparaît, le film n’existe plus.
Charlot est content de lui (Kids Auto Races in Venice) :
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Charlot boxeur (The Champion) – 1915 – 30 min
Alors qu’il n’a plus qu’un bout de pain et une saucisse, Charlot offre à son chien une partie de son butin. Il part à la recherche de travail et, malgré sa carrure, accepte d’être l’adversaire d’un boxeur. Mais c’est sans compter un fer à cheval porte-bonheur…
Tourné au studio de Keystone, en 1915, et encore sous l’alouette de Mack Senette, Charlie Chaplin continue à explorer le personnage du Vagabond. Le vagabond est plus construit que dans Charlot est content de lui. Défini par sa pauvreté — un des thèmes le plus souvent utilisés par Chaplin —, il ancre son personnage dès la première scène dans une tragi-comédie. Il cherche, dans ses vêtements, une saucisse et, dans son chapeau, un bout de pain. Alors qu’il va manger son sandwich de fortune, il regarde son compagnon, un chien — ce sera un enfant dans The Kid et une jeune femme dans Les Temps modernes — et lui tend la saucisse. Prêt à tout pour survivre, il n’hésite pas à se faire embaucher comme punching-ball. Mais Charlot n’est pas toujours naïf et agit ici en connaissance de cause : en effet, il préfère ruser en mettant un fer de cheval dans son gant, plutôt que de se faire éliminer comme les adversaires avant lui.
L’argent est aussi quelque chose de récurrent dans les courts-métrages de Chaplin. Ici, un homme peu scrupuleux essaie de l’acheter en lui offrant une large somme de monnaie. Charlot va jusqu’à prendre de l’argent dans sa bouche et faire des grands sourires. L’idée que l’argent rend heureux.se est ici court-circuitée par le fait qu’il essaye de le manger. Au final, il ne fait cela qui pour avoir à manger pour son chien et lui.
Beaucoup de ses courts-métrages se retrouvent dans ses longs. En effet, ici la scène finale du combat de boxe va être repris et être la clef de voûte du film Les Lumières de la ville, sorti en 1931. Par ailleurs, nous y retrouvons également quelques un.e.s de ses acteur.trice.s fétiches : Edna Purviance qui est l’une de ses plus fidèles actrices et joue dans plus de trente-cinq de ses films, ainsi que Bud Jamison, qui est toujours maquillé d’une grosse moustache et de fard à paupières pour lui donner un air dur et féroce. M.M
Le court est présent dans le programme Charlot sur la route. Plus d’informations en cliquant ici.
Charlot boxeur (The Champion) :
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Charlot machiniste (Behind the stage) – 1916 – 30 min
David est un jeune apprenti qui aide le décorateur dans un studio de cinéma. Homme à tout faire, il va peu à peu gagner sa place sur les tournages.
Après la Keystone, Chaplin va à la Mutual pour gagner en autonomie et surtout se séparer de l’influence de Mack Sennett des productions duquel Charlot machiniste est une parodie. Septième film avec la Mutual — il en fera douze — Charlot machiniste est un court métrage sur le monde du cinéma. Tourné en 1916, le film parodie les tournages à la chaîne qui se faisaient dans beaucoup de studios. Il est dans la continuité de deux comédies tournées à la Keystone (A Film Johnny, 1914 dans lequel il tombe amoureux d’une actrice et part la chercher à Keystone et The Property Man, 1914 également autour du milieu du cinéma).
Chaplin joue David, un homme à tout faire qui assiste le décorateur, Goliath. Petit jeu de mot qui amène à des situations cocasses. Goliath est, par ailleurs, joué par un acteur de forte carrure. David est partout, ce qui va permettre au cinéaste d’occuper une fois encore tout l’espace. Il est au milieu de toutes les intrigues : son personnage, lors d’une grève du personnel, décide de ne pas y participer, mais le voilà marteau à la main — symbole du communisme — prit en grippe par les patrons qui veulent lui faire payer la grève. Scènes de quiproquos par excellence qui fonctionnent si bien dans les films muets, Chaplin les transcende et les transforme grâce à sa gestuelle et à ses mimiques. Il sait utiliser son corps pour faire naître le rire, avec une gaucherie habille. Il devient même un homme-châtaigne en transportant une dizaine de chaises sur son dos. En plus d’être une prouesse, il se fait oublier pour devenir l’objet.
Dans ce court métrage encore, on observe la genèse de scènes qui apparaîtront dans ses longs métrages. Comment ne pas penser à la danse des petits pains de La Ruée vers l’or quand Charlot joue avec des os et des assiettes pour faire de la musique ? M.M
Charlot machiniste (Behind the stage) :
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Charlot fait une cure (The Cure) – 1917 – 23 min
Alors que Charlot, alcoolique, fait une cure thermale, ses bouteilles de vin disparaissent.
En 1917, Chaplin a seulement 28 ans et touche l’un des plus gros salaires d’Hollywood, le jeune artiste réalise, monte, compose et produit ses films. Un de ses derniers films tournés avec la Mutual, Chaplin sort un peu de son personnage de vagabond dans Charlot fait une cure. Ces vêtements sont larges, canne et chapeau mais blancs et plus chics. Malgré ce changement, il incarne un stéréotype : l’alcoolique. Facilement reconnaissable car il titube et n’arrive pas à marcher droit, Chaplin exagère le trait en montrant une valise pleine de bouteilles de vin. Toujours dans la surenchère, les patients de la cure sont bientôt tous saouls, ce qui révèle les instincts les plus primaires de l’homme.
Cela permet à Charlot de montrer son héroïsme et de sauver une jeune femme en danger. Damsel in detresse est une figure stéréotypée des romans de chevalerie et dans les films. Ce n’est donc pas surprenant de la retrouver ici, mais également dans nombre de ses films suivants.
Le film vaut surtout pour les acrobaties de Chaplin, en particulier la scène du massage. Alors qu’il est la prochaine victime d’un masseur athlétique, autant imposant qu’inquiétant, Charlot va tenter par tous les moyens d’échapper à ses mains. S’inspirant des combats de catchs, il montre une nouvelle fois les prodiges qu’il peut faire avec son corps et provoquer ainsi le rire. Ou encore, à travers ses mimiques quand on le force à boire un peu d’eau et qu’il court se gargariser avec du vin.
Au début, lors de la création du court métrage, Chaplin jouait un employé qui devait s’occuper d’un patient éméché. Des chutes de film ont été retrouvées et montrées dans le documentaire Unknown Chaplin de Kevin Brownlow (1982) où nous apprenons que Chaplin travaillait autour des récits en essayant plusieurs idées avant de trouver la bonne, c’est pour cette raison que The Cure a pris beaucoup de retard lors du tournage. M.M
Le film est ressorti en juillet 2019 dans le programme Charlot s’amuse : plus d’infos ici.
Charlot fait une cure (The Cure) :
[youtube https://www.youtube.com/watch?v=LE4OW1NF-Ks&w=560&h=315]
Une vie de chien (A dog’s life) – 1918 – 35 min
Alors qu’il est chômeur et lui-même à la rue, Charlot rencontre un petit chien qu’il sauve. Les deux amis deviennent inséparables mais cela ne plaît pas à tout le monde…
“Une vie de chien” est une nouvelle étape dans la carrière de Chaplin car c’est sa première réalisation pour une association de propriétaires de cinéma, la First National Pictures (après un passage à la Mutual en 1916-1917). L’objectif de Chaplin était simple en changeant de studio : acquérir une plus grande indépendance. Il signe ainsi un contrat d’un million de dollars pour huit films. Distribué en avril 1918, le film est particulièrement appréciée par le critique français Louis Delluc qui le considère comme une oeuvre d’art totale du cinéma. Il peut sembler étonnant au vu de la date que Chaplin n’évoque pas la Première Guerre mondiale dans son film. Il est d’ailleurs vivement critiqué par la presse pour son absence du front. Il finit par participer à l’effort de guerre en réalisant une tournée d’un mois aux Etats-Unis pour lever des fonds pour les alliés. Il produit aussi un court métrage de propagande pour le gouvernement : « The Bond ». D’ailleurs, son film suivant n’est autre que « Charlot soldat » dans lequel il se met en scène au front.
“Une vie de chien” s’ouvre sur un Charlot dormant dans un terrain vague. Il est rapidement dérangé par un agent de police. Beaucoup plus habile que ce dernier, il se joue de lui, lui flanque un coup de pied aux fesses avant qu’un second agent ne fasse son apparition. Charlot est toujours en opposition avec ce qui incarne l’ordre et l’autorité. De même, lorsqu’il essaye d’obtenir un travail au bureau de recrutement (“employment office”), il se fait devancer un autre chômeur, puis un autre, et encore un autre, jusqu’à ce que le bureau ferme faute d’emplois à proposer. Jouant du comique de répétition, la scène souligne que Charlot est encore le seul à se trouver joué par le sort : alors que dans Les Temps modernes, il fuit le travail qui le rattrape toujours, ici, il tente bon gré mal gré d’y arriver. Mais que nenni, il est condamné à rester le Vagabond.
Ces scènes sont alternées avec un insert sur un petit chien, “Scrap” (déchet), lui aussi dans un terrain vague, pouilleux et seul. C’est aussi un laissé pour compte surveillé par la police, ce qui, avec le montage, le lie d’emblée à Charlot. A peine essaye-t-il de manger un os que d’autres chiens l’attaquent. Charlot le sauve au risque de se faire mordre et ils sont tous deux poursuivis par les chiens errants.
Tous deux font fi des règles. Alors que les chiens y sont interdits, ils entrent dans un bar. Ils ne font alors plus qu’un : le chien dans le pantalon de Charlot, figure hybride des rebuts de la société. Le corps du clochard incorporant celui de son compagnon à quatre pattes pour n’en laisser apercevoir, par erreur, que la queue. Le comique se recentre alors sur l’infini pouvoir de métamorphose de Charlot et de son corps qui reste un élément perturbateur, avec cette queue battant frénétiquement. Il crée le trouble avec ce nouveau corps qui bat la cadence sur l’instrument du musicien qui n’y comprend plus rien. Son instrument joue-t-il tout seul ? Charlot crée une situation absurde sur laquelle il n’a lui-même aucun contrôle. Par la suite, il se retrouve à contrôler un homme qu’il a assommé par erreur, tel un pantin. Il s’approprie le corps inerte et fabrique ses mimiques. N’est-ce pas là le réalisateur qui se manifeste ? M.K
Une vie de chien (A dog’s life) :
[youtube https://www.youtube.com/watch?v=GmheyLNKYCU&w=560&h=315]