Une femme s’évanouit de manière théâtrale, un objet roule doucement au sol en gros plan, des inconnus fomentent un plan machiavélique juste à côté des concernés… Le cinéma est rempli de motifs, parfois récurrents, qui intriguent et s’impriment dans nos esprits. Le deuxième mardi de chaque mois, nous vous proposons le défi “Un bon film avec…” : chaque rédactrice dénichera un film en lien avec un thème (plus ou moins) absurde mais qui vient naturellement à l’esprit. Pourquoi ces images s’imposent-elles ? Quel sens recouvrent-t-elles dans notre imaginaire ? Et dans l’œuvre ? Les retrouve-t-on dans un genre précis ? Comment deviennent-elles des clichés ?
/! Cet article peut contenir des spoilers. /!
Temps de lecture : 15 minutes
Qu’on y parle ou qu’on y mange, les scènes de repas sont nombreuses et toujours signifiantes au cinéma. Lorsque les voix se taisent et que les appétits deviennent voraces, que les personnages soient affamés ou simplement gloutons, c’est avant tout l’excès qui est mis en exergue. Excès d’argent et de pouvoir, d’abord, comme dans Hunger Games (Gary Ross, 2012), où l’abondance de nourriture et l’excentricité des costumes du Capitole résonnent comme autant d’insultes aux districts tenus dans la pauvreté et dont la lutte à mort n’est qu’un spectacle pour les citadins préservés. Lorsque l’héroïne, Katniss Everdeen (Jennifer Lawrence) fait démonstration de ses talents aux juges, bien que ceux-ci ne mangent pas, la mise en scène oppose le terrain d’entraînement austère, où ne trônent que des cibles et des armes, et le salon parsemé de boissons colorées et d’assiettes de viandes grasses – que seuls les riches peuvent s’offrir. L’indifférence de la classe dominante est soulignée par le brouhaha inaudible des conversations, ponctué par quelques rires. Comme une dernière offense, un cochon de lait rôti trône à l’arrière-plan, une pomme dans la bouche, et attire toute l’attention : les esclaffades remplissent l’espace sonore, ainsi qu’une plaisanterie déplacée, répétée en boucle – “Qui a commandé ce cochon, hein ? Qui a commandé ce cochon ?”. A l’inverse, la voracité vient parfois souligner le manque : si le personnage mange avec tant de voracité, c’est parce qu’il a été privé de nourriture pendant trop longtemps. C’est le cas dans Le Terminal (Steven Spielberg, 2004), lorsque le personnage joué par Tom Hanks mange un burger après des jours de privation. Le chef de la sécurité mange, lui aussi, admirant le spectacle et commentant la débrouillardise du sans-papiers depuis la salle de contrôle. Les deux personnages ainsi placés en miroir, le réalisateur souligne un déséquilibre et critique la société de consommation, indifférente, également symbolisée par le restaurant salvateur : le Burger King.
Qu’elle souligne l’excès ou le manque, la voracité est généralement filmée comme un défaut, que ce soit de ceux qui s’y adonnent, d’une classe toute entière à laquelle ils appartiennent ou d’une société qui n’a pas su les nourrir et les protéger. Dans la deuxième scène de J’ai tué ma mère (Xavier Dolan, 2009), il n’y a pas voracité mais la mise en scène souligne la délectation de la mère et transforme un goûter anodin – une tartine de fromage – en débauche. Les gros plans au ralenti sur la mastication viennent signifier le dégoût du fils pour des manières et des goûts qu’il juge vulgaires. Il lui fait d’ailleurs remarquer, après un soupir exaspéré : “quand tu manges tu mets de la crème partout au bord des lèvres”. Démonstration d’une vulgarité répréhensible, la voracité est souvent réfrénée lors de scènes d’apprentissage : rince-doigt qu’il s’agit de ne pas boire dans Shrek 2 (Andrew Adamson, Kelly Asbury, Conrad Vernon, 2004), serviette à placer sur les genoux ou multiples couverts à manier dans Titanic (James Cameron, 1997). Être glouton est aussi souvent synonyme de grotesque. Comment ne pas penser à la saynète si connue du repas de Mr Creosote dans Monty Python : Le sens de la vie (Monty Python : The Meaning of Life, Terry Jones, 1983) ? La voracité est sous-entendue par l’embonpoint et les rejets gastriques répétés du client que le spectateur ne voit finalement jamais manger à l’écran – bien qu’il siège face aux restes de sa pitance – en dehors du fameux after eight. Ici, la voracité est prétexte au rire. Il en va de même dans Fatty cuisinier (Roscoe Arbuckle, 1918) où le personnage ne peut s’empêcher de tout porter à sa boucle, qu’il s’agisse de saucisses ou de spaghettis.
Travers anecdotique sur lequel se focalisent le fils chez Dolan ou le beau-père dans Shrek 2, la voracité, négative et répréhensible, est plus souvent synonyme de vice, véritable péché de gourmandise, qui sera puni. Dans Seven (David Fincher, 1995), le serial killer choisit ses victimes en fonction du péché commis. Le premier cadavre retrouvé est celui d’un homme très corpulent, étouffé dans son assiette de spaghettis. Le message est clair : péché capital, la gourmandise est un vilain défaut. Dans Serial Mom (John Waters, 1994), la mère de famille tueuse, chrétienne pratiquante, ne tue que ceux qui pèchent. Après le péché de chair, place aux fins gourmets ! Ainsi, l’une des familles du voisinage devient-elle la victime idéale à l’aune d’un repas où le couple s’empiffre joyeusement et particulièrement salement.
La voracité, parce qu’elle est associé au désir, ainsi qu’aux péchés, parmi lesquels figurent également la luxure, devient parfois le signe d’une sexualité débordante. Dans les films de vampires où appétit et sexualité sont liés par le mets précieux et vital qu’est le sang, la voracité est souvent de mise. Le vampire aspire le sang avec avidité car c’est la vie qu’il consomme et c’est aussi par un partage sanguinolent qu’il transforme sa victime en compagne. L’image du vampire se jetant avidement sur sa proie est récurrente, ses lèvres pressantes sur la plaie, comme s’il voulait la posséder. Cette succion est aussi bien vitale que sensuelle et sexuelle dans True Blood (Alan Ball, 2008-2014). Dans Only lovers left alive (Jim Jarmusch, 2013), la dégustation raffinée du mets dans de petits verres permet tout autant le parallèle avec la sexualité quand, après la consommation, chacun des trois vampires chutent au ralenti, le visage figé dans un sourire d’extase, ouvertement orgasmique. Dernier genre de repas et pas des moindres, le tabou du cannibalisme est souvent évoqué au cinéma, qu’il s’agisse de la délectation malsaine avec laquelle les parents de Boustifaille (Pierre Mazingarbe, 2019) dégustent des maki aux doigts ou de l’avidité grandissante de Justine face à ses repas dans Grave (Julia Ducournau, 2015). Dans Ma Loute (Bruno, Dumont, 2016), pauvreté et anthropophagie se rejoignent dans un repas atypique et comique où le dernier recours à la survie est la consommation de la classe supérieure.
Parallèle à la récession japonaise et péché de gourmandise dans Le Voyage de Chihiro, désir de maternité dans Tale of Tales et sexualité dévorante dans Trouble Every Day, nous analysons ce mois-ci trois exemples de voracité au cinéma.
Tale of Tales, Matteo Garrone, 2015
Dans un monde baroque peuplé de créatures fantastiques, d’ogres et de fées, trois royaumes aux destins tortueux cohabitent. Il était une fois un roi hypnotisé par une bestiole insolite, une reine obsédée par la maternité et un roi libertin… bienvenue dans l’adaptation du Conte des contes de Giambattista Basile.
La Reine de Selvascura (Salma Hayek) retournerait ciel et terre pour tomber enceinte. Un soir, un homme tout de noir vêtu fait son apparition au château. Traits du visage anguleux, allure chétive et élancée, il semble revenir d’entre les morts. Comme une rencontre avec l’au-delà, le malaise que sa présence dégage est annonciateur de sa proposition : il offre au couple royal la clé pour donner naissance à l’enfant tant attendu. Afin de conserver l’équilibre du monde, quand un être naît, un autre doit mourir. Comme un pacte avec le diable, le miracle de la vie prend une tournure pour le moins étrange. Si la reine veut enfanter, elle devra manger le coeur d’un animal marin. L’organe devra impérativement être cuisiné par une vierge. Festin médicinal et non synonyme de plaisir, Matteo Garrone ne perd pas de vue la dimension fantastique de ses contes et prépare son spectateur à une scène fantasque.
Le roi part alors en quête de cet animal salvateur. Au fond d’une crique, la créature dort paisiblement. Dans un combat rythmé aux remous de l’eau trouble, la créature perd la vie et blesse mortellement le roi. Première étape de la prophétie : le père se sacrifie pour que la mère puisse donner la vie. Le coeur est prélevé et ramené aux cuisine du château. Dans le sous-sol poussiéreux et jaunâtre, l’énorme coeur est balancé dans une marmite d’eau bouillante par la jeune servante vierge désignée. Telle une vierge Marie, cette dernière tombe enceinte instantanément, comme la reine après avoir mangé le coeur. La référence christique n’est pas anodine, puisque Salma Hayek est couronnée de ce qui semble être une auréole avant que le miracle s’offre à elle.
Arrive la deuxième étape de la prophétie : le festin de la reine. Dans sa salle à manger blanche immaculée, la reine porte le noir du deuil de son époux, l’énorme coeur lui faisant face. La scène se construit par un travelling avant. D’abord en bout de table, on l’aperçoit s’attaquer à son repas à bras le corps, comme un prédateur se délectant de sa proie. A mains nues et à pleine dents, l’humanité semble l’avoir quittée pour laisser place à l’instinct. Déterminée et habitée, cette femme meurtrie par le besoin vital de maternité est assujettie par la mission qu’elle s’est elle-même confiée. Plus la caméra se rapproche, plus on perçoit dans son regard tout l’espoir placé dans ce remède. Son égoïsme l’aveugle et elle n’éprouve aucun remord vis-à-vis du sacrifice de son mari, lui-même aveuglé par l’amour pour sa femme, et de cet animal paisible dont la chair ne sera jamais consommée. Le choix épuré de la scène ne fait que soulever la relation d’exclusivité que la reine entretient avec sa destinée. Elle mange seule à sa table, élèvera seule le fils qu’elle engendrera et ne supportera pas que cet enfant puisse créer des liens en dehors de cette maternité désespérée.
Ce plan de quelques secondes à peine est emblématique de la détermination de la reine, mais aussi de l’ensemble des protagonistes principaux de ce film choral, quand il s’agit de la vie ou de la survie.
[youtube https://www.youtube.com/watch?v=nNRM2-jV_vw?start=104&w=560&h=315]
Clémence Letort-Lipszyc
Tale of Tales
Réalisé par Matteo Garrone
Avec Salma Hayek, Vincent Cassel, Toby Jones
Fantastique, Italie, France, Grande-Bretagne, 2h14, 2015
Distribution : Le Pacte
Trouble Every Day, Claire Denis, 2001
Lors de son voyage de noces à Paris avec son épouse June, Shane Brown, un chercheur américain, part retrouver son ami Léo, un médecin français susceptible de le soulager d’un mal étrange.
Dans Trouble Every Day de Claire Denis, le désir s’exprime par la dévoration de l’autre. Le personnage de Vincent Gallo (Shane) est client d’un hôtel dans lequel travaille celui de Florence Loiret-Caille (Christelle). Rongé par des pulsions qu’il ne comprend pas, une séquence du film le montre descendre dans les sous-sols de cet hôtel, une longue descente qu’il entreprend, comme s’il s’enfonçait dans des entrailles. Dans une série de plans, il descend des escaliers, marche dans des couloirs, comme s’il se perdait dans un dédale. Le temps semble flotter, se suspendre ou ralentir, comme pour échapper à ce qui va arriver, mais qui est inéluctable.
Shane arrive dans le vestiaire où se change Christelle. Elle apparaît comme une proie offerte, enfermée dans un double cadre entre les armoires métalliques et prisonnière dans le même cadre que Shane. Ils se regardent longuement, semblent se jauger. On sent que quelque chose va arriver, comme une prescience. Dans ce silence, une attirance et une tension érotique apparaissent. Shane caresse le visage de Christelle qui en retour le touche et l’étreint. Un désir naît entre eux, comme un amusement, un jeu charnel, une recherche du contact avec l’autre. Ils s’enlacent, s’embrassent, s’abandonnent dans les bras l’un de l’autre, comme pour fusionner, ne former d’un seul corps. La scène est filmée dans un seul axe qui suit les personnages qui s’allongent sur le sol.
Shane se transforme en fauve, il devient effrayant, ses pulsions animales le dominent. Il est comme une bête avec sa peau de cuir. Les gémissements de Christelle deviennent des cris de souffrance. Son visage qui exprimait le plaisir est maintenant un visage de douleur. Shane mord Christelle, dévorer quelqu’un d’amour passe du sens figuré au sens propre. Il lui mange le corps, lui mange le sexe, littéralement.
L’acte d’amour va encore plus loin, comme si faire l’amour, pénétrer l’autre n’était pas suffisant, qu’il fallait posséder l’autre en le mangeant, en l’annihilant. On s’approprie l’autre en le mangeant voracement, comme un acte d’amour ultime. Les pulsions dévorent elles-aussi Shane, il ne les contrôle pas. Elles échappent à toute logique et restent inexplicables dans le film. On dit que la science ne résoudra pas le mystère de l’Homme, à l’image de ce film qui conservera sa part de mystère, d’inexpliqué et d’inconnu.
Claire Denis a choisi de montrer frontalement l’amour, le sexe, la violence et la mort. De ne pas choisir le confort de l’ellipse ou de l’allusion. Elle montre la dévoration, s’y confronte et accepte la mise en danger avec ces scènes afin que le spectateur le soit lui aussi. C’est le regard d’une véritable auteure de cinéma qui construit ses scènes, non pas sur une mécanique ou une quête de l’efficacité. Ces scènes sont offertes et on les regarde, elles passent par le ressenti et les sensations, ne tentent pas d’être expliquées ou analysées.
Arthaud Barkovitch
Trouble Every Day
Réalisé par Claire Denis
Avec Vincent Gallo, Tricia Vessey, Béatrice Dalle, Alex Descas
Thriller, Horreur, France, 1h40, 2001
Production : Dacia Films, Messaouda Films
Distribution : Rezo Films
Le Voyage de Chihiro, Hayao Miyazaki, 2001
La jeune Chihiro accepte mal le déménagement soudain imposé par ses parents. Boudeuse, elle se questionne sur cette nouvelle vie loin de ses amis. A la recherche de leur nouvelle demeure, le trio s’engouffre dans une forêt et découvre un monde bien éloigné de celui qu’ils connaissent. Chihiro va devoir trouver seule le chemin du retour.
Qu’il s’agisse d’un goûter avec thé et petits gâteaux dans un salon, d’un simple onigiri (boulette de riz) grignoté derrière une haie ou d’une avalanche de mets débordant d’une table, les scènes de repas sont nombreuses dans les films de Hayao Miyazaki, et tout particulièrement dans Le Voyage de Chihiro (2001).
Alors qu’ils ont oublié leur pique-nique, les parents semblent irrépressiblement attirés par une odeur délicieuse – “je me demande d’où vient cette odeur”, “c’est par ici” – qui les guide irrépressiblement jusqu’au festin, au pas de course – “venez, vite !”, s’exclame le père. Etrangement, Chihiro ne semble absolument pas ressentir cette attirance et commente l’étrangeté de la scène – “mais y’a pas un seul client”. L’atmosphère de vide et d’attente semble immédiatement déranger la jeune fille à l’inverse de ses parents. Cette scène est d’ailleurs révélatrice d’une thématique chère à Miyazaki : l’aveuglement des adultes face à la sensibilité des enfants, dont l’analyse souvent bien plus fine n’empêche pas la parole d’être régulièrement ignorée.
Mystérieuse odeur et course effrénée
Le village est désert et pourtant des plats alléchants ne semblent attendre que leur arrivée pour être dégustés. Apparition quasiment magique – que l’on retrouve à de nombreuses reprises dans le film -, la table déborde de denrées encore fumantes, aux proportions gigantesques et en quantité astronomique. Un tableau particulièrement alléchant pour les parents ! Avec cette première scène de repas, la nourriture révèle sa connotation surnaturelle. Après avoir rapidement interpellé un hôte absent – “il y a quelqu’un ?” -, ils s’empressent de s’attabler et de croquer goulument dans les beignets et autres viandes, remplissant des assiettes, plus que de raison. Tout en s’empiffrant, ils encouragent leur fille à faire de même malgré ses suppliques – “les gens du parc ne vont pas être contents” : “ne crains rien, tu es avec Papa et Maman”. Cette déclaration ne fait déjà plus sens à ce moment, et nous allons bientôt en découvrir la raison.
Consommation à outrance
S’ensuit l’argument monétaire – nous pouvons payer – qui clôt le débat et fait aussi mouche auprès du spectateur, révélant par cette attitude de “nouveaux riches” le parallèle fait par Miyazaki à la récession japonaise due à la crise économique de 1986 et au consumérisme. Pouvoir se payer un bien signifie pouvoir dépasser les limites de la bienséance et du besoin. Avec leur appétit gargantuesque – phénomène surnaturel dont on commence à se douter -, les parents en veulent toujours plus. L’atmosphère sonore amplifie le décalage et la menace, encore inconnue, qui commence à poindre. La musique de Joe Hisaishi, rythmée par les bruits de déglutitions des parents et les cris insistants de Chihiro – “Maman ! Papa !”, d’abord légère et festive, devient plus pressante grâce aux cordes et aux cymbales pour souligner le péril.
Appétit et temporalité surnaturels
Après une courte absence durant laquelle la nuit tombe soudainement et des spectres commencent à apparaître, Chihiro retrouve avec horreur ses parents, massifs et gras, encore dans leurs vêtements d’humains devenus trop petits, vaisselle et déchets jonchant le sol à leurs pieds, autant de preuves de leur appétit dévorant et malsain. Pendant son absence, le piège s’est refermé et la transformation a commencé. Cette avidité, péché du consumérisme de toute une génération – et des suivantes -, devient physiquement visible : les deux êtres attablés sont devenus des porcs ! La réalité de la métamorphose ne s’impose à la jeune fille et au spectateur qu’au moment où le père se tourne vers elle, révélant son visage porcin chevelu, encore légèrement anthropomorphe, la bouche débordante de salade. Le mouvement brusque du père, ignorant la présence de Chihiro pour se hisser sur le comptoir afin de dévorer un énième mets, renversant un plat qui se brise, symbole de sa bestialité désormais définitive souligne la violence extrême du choc ressenti par le personnage. L’apparition d’un être dans la fumée du repas, fouettant le père transformé, s’écroulant dans un couinement, renforce cette découverte horrifique et détruit définitivement l’image de la figure parentale protectrice si importante pour les enfants. Ce constat provoque la fuite de la fillette. Dans le déni, la jeune fille hurle les noms de ses parents, les cherchant éperdument dans la rue, parmi les spectres.
Retrouvailles horrifiques et métamorphose
Animal impur voué à devenir lui-même de la nourriture et symbole de voracité mais aussi de bêtise, la forme du porc (buta) semble être une punition logique face au péché de gourmandise commis par les adultes. Au Japon, il évoque d’ailleurs la grosseur malsaine, l’ignorance, la saleté et la laideur. Pas un animal positif, en somme, bien qu’il fasse partie du zodiaque japonais sous la forme du sanglier, bête sombre et imprévisible. En dévorant les assiettes débordantes de poulets rôtis et ragoûts fumants, les humains ignorants ont offensés les Dieux à qui étaient destinés ces mets et énervés Yubaba. C’est cet élément perturbateur et traumatique qui va ouvrir la voie aux aventures de Chihiro, à la recherche d’une solution pour réparer la faute de ses parents.
Une seconde scène fait écho au premier repas : celle du festin du Kaonashi, le Sans-visage. Personnage mystérieux, dont on perçoit mal les intentions, il croise le chemin de l’héroïne à plusieurs reprises et elle semble exercer sur lui une certaine fascination. Après une première partie où il semble être rejeté par l’ensemble du personnel de l’hôtel, il se présente, invité dans les lieux par Chihiro, les mains remplies de pépites d’or. L’apparition de cette richesse lui offre un statut et une reconnaissance soudaine : tout le monde se presse autour de lui dans l’espoir, avide d’obtenir l’une des pierres précieuses – quand bien même il semble bien étrange et que le spectateur sait qu’il a déjà dévoré un serviteur-grenouille.
Alors que Chihiro se réveille d’un long sommeil, elle découvre l’hôtel en pleine ébullition. Les cuisiniers se pressent au-dessus des fourneaux, les femmes de chambre courent dans tous les sens. Même dans les bains des Dieux, l’or déchaîne les passions et éveille l’avidité. Assis dans son bain, le Kaonashi dévore des plats très garnis qu’il déverse directement dans son gosier, à grand renfort de bruits de mastication assez rebutants – qui rappellent le repas des parents. Il jette au loin et recrache les plats une fois vidés de leur contenu et laisse tomber les restes à ses pieds, dans l’eau.
Voracité insatiable
Cette scène provoque immédiatement du dégoût, malgré les cris enthousiastes des employés, massés autour de Sans-visage. Son avidité est verbalisée : “Je meurs de faim ! Donnez-moi tout ce que vous avez.” Insatiable et monstrueux, il consomme pour compenser le manque. Cet être sans visage, ou plutôt masqué, représente l’humanité consumériste. En ingérant les individus – tabou et crime ultime : le cannibalisme -, il s’empare de leur voix, de leur personnalité et aussi de leurs défauts. Le “milliardaire”, devenu obèse, avance pesamment au milieu du personnel bruyant. L’avidité gourmande de la créature est directement mise en parallèle avec celle, cupide, des employés, rampant à quatre pattes pour récupérer un maximum de pépites. Alors que la situation dégénère – le Kaonashi dévore des gens et détruit l’hôtel -, il essaye de tenter Chihiro. Elle seule fait une nouvelle fois barrière face au déchaînement peccamineux. Incarnation de l’innocence et de la franchise enfantine, son seul but est de trouver le chemin de la sortie et de sauver ses parents – et rien ne peut l’en détourner : “quoi que vous fassiez, jamais vous ne pourrez exaucer mon souhait”. Lui ayant donné une boulette magique, le corps se vide dans un déversement de boue. La monstruosité et la saleté sont ici révélatrices du mal qui ronge l’individu : la solitude. D’ailleurs, cette séquence marque par l’opposition entre le vide, scènes opposant Chihiro et le Kaonashi, et le plein, effervescence des serviteurs autour de ce dernier. A travers ce décalage, la sincérité et le désintérêt de l’une sont mis en exergue face à l’artificialité et l’avidité des autres. Encore une fois, l’enfant rompt les débordements des adultes par son innocence et résout la situation.
Le vide et le plein, sincérité et artificialité
Pour finir, l’une des plus belles et poétiques scènes du Voyage de Chihiro est aussi une scène de repas. Assez anodine au premier regard, elle renferme plusieurs explications dont le sens se révèle au fil de l’intrigue. Alors qu’elle retrouve Haku à l’abri du jardin, Chihiro, désemparée, lui demande son aide. Celui-ci lui offre des onigiri (boulettes de riz) en lui disant de les manger même si la faim ne se fait pas sentir. A mesure qu’elle croque dedans, les larmes montent, les souvenirs refont surface et les bouchées se font plus pressantes.
Souvenirs difficiles et nourriture cathartique
Ici, point de voracité mais un besoin pressant de se remémorer. Dans ce monde où Yubaba règne sur ses serviteurs grâce à l’oubli, l’espoir de délivrance vient par la mémoire et c’est ici la nourriture magique de Haku – ainsi que les vêtements et le vrai nom de Chihiro – qui permet ce réveil. Cathartique, elle permet de conserver le lien terrestre (ou humain) comme le montre une première scène où le sorcier donne une sorte de noyau à la jeune fille pour l’empêcher de disparaître et de devenir un spectre. Encore une preuve de l’importance des repas chez Miyazaki… Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Youtube croule sous les recettes de plats inspirés des films du studio Ghibli.
A table !
Manon Koken
Le Voyage de Chihiro
(Spirited Away,????????, Sen to Chihiro no Kamikakushi)
Réalisé par Hayao Miyazaki
Fantastique, Animation 2D, Japon, 2h05, 2001
Distribution : Buena Vista International
Avec la participation de Johanna Benoist.
Retrouvez de nouvelles pépites le mardi 11 août 2020. Nous proposerons plusieurs bons films dans lesquels un ou des personnages attendent dans une voiture.
Vous aussi, mettez-nous au défi de dénicher des films en rapport avec votre thème, en votant pour le Défi #15 avant le 10 août 2020. Vous pouvez également proposer de nouveaux thèmes en commentaire ou sur les réseaux sociaux.
[googleapps domain= »docs » dir= »forms/d/e/1FAIpQLSeQZR06OglX8Nr0_lpk_T-0065DEGUHvMwq_XneR-hAd7Kvyg/viewform » query= »embedded=true » width= »640″ height= »609″ /]