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Une bataille après l’autre s’inscrit dans un mouvement cinématographique américain contestataire du gouvernement trumpiste – auquel on peut également rattacher Eddington d’Ari Aster, sorti en juin cette année. Le film montre l’absurdité d’un pays glissant vers le totalitarisme. À travers la figure controversée d’un groupe de militant·es souhaitant l’abolition des frontières, le cinéaste américain Paul Thomas Anderson expose les contradictions et les obsessions d’une Amérique malade.
Pour quoi voir le film ?
Pour sa représentation des hommes toxiques
Sean Penn incarne le colonel Steven J. Lockjaw – qui signifie littéralement « mâchoire fermée » – un militaire obsédé qui traque sans relâche les migrant·es traversant les frontières américaines. Lorsque la militante noire Perfidia Beverly Hill le confronte, il est immédiatement fasciné par cette femme qu’il veut autant posséder qu’elle le possède. Elle excite sexuellement son univers raciste. La gestuelle et le comportement du colonel mettent mal à l’aise et inspirent une forme de dégoût. Les muscles en permanence bandés, la mâchoire serrée et les tics menaçants font de cet homme blanc un idéal viriliste et masculiniste.
C’est d’ailleurs dans ce but qu’il est approché par une société mystérieuse d’hommes blancs fortunés – tous ayant un pied dans la tombe – cherchant à préserver la « pureté » de la race blanche. Une sorte de maison de retraite pour anciens membres du Ku Klux Klan. Avec son regard acerbe, le cinéaste se moque cruellement de ces hommes aux pensées arriérées et figés dans un passé qu’ils refusent de voir disparaître.
De son côté, Leonardo DiCaprio continue d’incarner des personnages en perdition, sans but et suivant les autres. En peignoir – rappelant celui de The Dude dans The Big Lebowski des frères Coen – la plupart du film, il cherche désespérément à retrouver et sauver sa fille. L’humour du film vient de lui. Perdu dans la drogue et l’alcool, il tente de sortir d’une longue torpeur. Il est en décalage avec le monde qui l’entoure, incapable de se souvenir des codes de son ancienne organisation. Il semble avoir oublié de suivre la roue qui tourne du monde dans lequel il vit.
Tandis que Sensei Sergio – Benicio Del Toro, magistral – utilise la technologie et la religion au service de sa cause, Bob Ferguson est celui qui doit être sauvé. Il n’est pas l’homme blanc providentiel. Sa fille, Willa – dont le prénom évoque autant la volonté (will) que la détermination – n’a besoin que de son amour pour survivre. Ni de sa paranoïa, ni de son courage.
Même si le cinéaste parvient à décrire les masculinités toxiques qui composent la société américaine, il peine encore à penser ses protagonistes féminins en dehors du cadre d’une vision phallocratique. Elles utilisent les armes des hommes, non pas pour les détourner ou les subvertir, mais pour reproduire la même violence. Cela ne laisse pas présager d’espoir pour la suite, mais plutôt de nouvelles douleurs et d’erreurs répétées. Peut-être que Willa – Chase Infiniti – ne sera pas si différente de sa mère, Perfidia – Teyana Taylor. Même si leurs prénoms laissent entrevoir la possibilité d’une approche différente.
Pour son regard sur une Amérique sans âme
Le cinéaste filme moins les espaces que les personnes qui les habitent. Ce monde où certain·es doivent vivre caché·es pour survivre, tandis que d’autres cherchent à se faire voir pour obtenir reconnaissance et visibilité. Comme le dit si bien une militante au cours d’un hold-up : le vrai pouvoir est de pouvoir vivre le visage à découvert. Là où les images ont pris le contrôle de nos existences, ne pas se cacher devient effectivement un luxe.
La violence est partout : institutions et individu·es tentent de s’en emparer, de la manipuler ou de la légitimer. Le réalisateur dénonce avec cynisme la traque acharnée d’une institution – l’armée – contre des personnes sans défense. Certaines scènes font froid dans le dos : les militaires traversent des cages où les migrant·es sont parqué·es en plein soleil, enfants, femmes et hommes confondu·es.
Mais la violence se retourne aussi contre celles et ceux qui l’utilisent. Personne n’est à l’abri. En référence aux manifestations réprimées et à la tendance de la police à répondre par toujours plus de haine et de rage, Paul Thomas Anderson propose une scène particulièrement édifiante : alors que l’armée recherche Willa et Bob, la ville où iels vivent s’enflamme. Une manifestation spontanée éclate face aux forces armées. Pour justifier la répression, un policier est envoyé lancer une bouteille en feu depuis la foule, provoquant la riposte. La violence existe certes des deux côtés, mais la plus meurtrière reste celle institutionnalisée, celle des puissants, qui tue au nom d’une loi et d’un certain ordre.
Point d’histoire : les suprématies blanches
Le film s’inscrit dans une histoire longue, profondément enracinée dans la société américaine : celle du suprémacisme blanc. Ce courant idéologique naît après la guerre de Sécession (1861-1865), au moment où les anciens États esclavagistes refusent la défaite et l’émancipation des personnes noires. Le Ku Klux Klan, fondé en 1865 dans le Tennessee, devient le symbole de cette haine organisée : lynchages, intimidations, incendies, propagande religieuse… tout est mis en œuvre pour maintenir la hiérarchie raciale. Dissous puis reformé à plusieurs reprises, le Klan connaît une deuxième vague d’influence dans les années 1920, rassemblant alors des millions d’adhérents, avant de resurgir dans les années 1950-1960 face aux luttes pour les droits civiques.
Mais le suprémacisme blanc ne se limite pas à ce groupe. Au fil du temps, il s’est fragmenté et modernisé, trouvant de nouveaux relais dans les discours politiques, les forums en ligne ou les mouvements d’extrême droite contemporaine. Au fil des décennies, ce racisme institutionnalisé a pris d’autres formes : associations pseudo-religieuses, milices paramilitaires ou groupes politiques nationalistes. L’idéologie reste la même – peur de l’altérité, culte de la pureté et obsession du contrôle. Des organisations comme The Order, Aryan Nations, ou encore les milices paramilitaires des années 1990 ont continué à diffuser une même idéologie : celle d’une Amérique « blanche et chrétienne » menacée par les minorités, les migrant·es, et les transformations sociales. Cette pensée s’est réaffirmée dans l’espace public au cours des années 2010, nourrie par les tensions économiques et les discours populistes, jusqu’à la résurgence visible sous la présidence de Donald Trump – de Charlottesville à l’attaque du Capitole en 2021.
En convoquant cette histoire, Une bataille après l’autre ne montre pas seulement des figures extrêmes, mais le reflet d’une Amérique qui n’a jamais vraiment rompu avec ses fantômes. Paul Thomas Anderson relie la décadence morale et sexuelle, la peur et la violence à ce fondement historique : un pays construit sur l’exclusion et la domination.
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Marine Moutot
Une bataille après l’autre
Réalisé par Paul Thomas Anderson
Avec Leonardo DiCaprio, Teyana Taylor, Chase Infiniti
Action, Comédie, Etats-Unis, 2h42
Warner Bros. France
Sortie le 24 septembre 2025
