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Stéphane Demoustier — après La Jeune fille au bracelet et le prenant Borgo — revient avec ce nouveau film sur le mystère entourant l’architecte qui a conçu la Grande Arche de La Défense. Présenté cette année au Festival de Cannes, en sélection Un Certain Regard, ce long-métrage interroge la manière dont la vision d’un artiste se confronte aux réalités d’un pays : politiques, économiques et humaines.
Johan Otto von Spreckelsen, architecte danois, est inconnu en France lorsqu’il remporte le concours lancé par le président François Mitterrand en 1982. L’idée : construire un monument marquant dans l’alignement du Louvre et de l’Arc de Triomphe. L’arrivée de Spreckelsen, ses idées et sa conception de l’architecture vont alors se heurter avec le réel de l’époque.
Pourquoi voir le film ?
Pour voir l’architecture se faire
Le cinéaste français a commencé en filmant des bâtiments et leur fabrication. Cela se ressent dans L’Inconnu de la Grande Arche. Les plans, les maquettes et les inspirations de l’architecte ou de ses collaborateurs viennent alimenter l’imagination et la fabrication de notre propre “cube”, comme l’appelait Spreckelsen. Nous sommes sur le chantier, dans les bureaux et la vision de l’auteur se heurte à la complexité de la vie. C’est à la fois laborieux et vivant. Cette arche qui fait partie du paysage urbain parisien disparaît totalement pour se construire petit à petit sous nos yeux. Ce qui est captivant dans le récit de cette construction est la volonté d’un homme à mettre en œuvre une vision : ce cadeau qu’il veut faire à l’humanité, le cube parfait. Entre les lignes parfaites et la pureté des matériaux souhaités, Spreckelsen se heurte à la bureaucratie française et aux règles architecturales d’un pays qu’il peine à comprendre.
Pour les acteurs et l’actrice
Pour incarner l’architecte danois et sa différence, Stéphane Demoustier a choisi Claes Dang – connu pour son rôle dans la Palme d’or The Square. Grand, classe même avec des scandales, taciturne, il possède une aura singulière dans l’agitation parisienne. Parlant lentement en français – l’acteur l’a appris spécifiquement pour le besoin du rôle -, il joue face à Xavier Dolan, émissaire du président Mitterrand, qui jongle avec les règles françaises et les désirs de chacun avec énergie. Swann Arlaud, quant à lui, est l’architecte français Paul Andreu. Homme direct et volontaire, il aide du mieux qu’il peut Spreckelsen à s’habituer aux règles françaises. Mais celle qui dénote est bien le personnage fictif de Liv, la femme de l’architecte. Dans ce monde d’hommes, le cinéaste a remarqué en faisant ses recherches que Johan Spreckelsen était souvent accompagné par sa femme ou une proche collaboratrice qui l’aidait dans la construction de ses bâtiments. C’est l’actrice danoise, Sidse Babett Knudsen qui joue ce rôle à la perfection. Même si Liv est discrète en public, sa force est montrée dans la sphère de l’intime et est plus qu’un soutien pour l’architecte fraîchement arrivé en France. Sans elle, il est perdu.
Pour son discour politique
Le film montre une époque où François Mitterrand règne en maître grâce aux pouvoirs étendus de la Ve République. Malgré tout, une relation d’amitié se lie entre le président et l’architecte, fondée sur la confiance et une vision partagée. Pourtant, la construction s’annonce vite complexe : manque de financement, réglementations, lenteurs administratives… Et lorsque la cohabitation politique avec la droite commence, tout bascule. Cette arrivée au pouvoir du parti opposé va mettre à mal les plans de Mitterrand et se fait un plaisir à changer le but premier de l’Arche : être un lieu offert au peuple. Le nouveau gouvernement propose en effet de mettre en place des magasins ou de vendre des espaces aux entreprises pour trouver l’argent nécessaire pour finir la construction. L’idéalisation de l’architecte se heurte ainsi à la politique libérale de la droite, en plus des commissions de sécurité et d’un bureaucratie à la française à la fois lente et fastidieuse.
L’Inconnu de la Grande Arche est avant tout le portrait d’un homme habité par un rêve : celui d’un espace commun, ouvert et universel. Face à lui, la réalité — politique, économique et humaine — s’impose avec brutalité. Stéphane Demoustier signe un film à la fois rigoureux et sensible, sur la beauté fragile des idéaux face aux compromis du monde moderne.
Point d’histoire : la reconstitution d’une époque
Pour raconter cette histoire et cette époque, le cinéaste Stéphane Demoustier et ses équipes ont mené un long travail de recherche. Reconstituer une période et une atmosphère exige de nombreux détails : les vêtements, les décors — comme les grandes tables utilisées par les architectes —, mais aussi les voitures, les bâtiments et les objets d’époque.
Par exemple, lorsque Paul Andreu fait visiter l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle à Johan Spreckelsen, il a fallu veiller à ne pas filmer les passagers et passagères d’aujourd’hui, ni les avions ou les équipements modernes. La vraisemblance est essentielle pour permettre au public d’oublier le présent et de plonger pleinement dans l’année 1982.
Un autre élément central du film est le chantier de la Grande Arche. Au cœur du récit, ces séquences respirent la vie : la boue qui recouvre tout, le bruit, la tension, l’énergie collective. Pour restituer cette ambiance, les engins de chantier jouent un rôle primordial. Mes parents ont d’ailleurs prêté deux engins antérieurs au chantier de la Grande Arche – un bulldozer CMC BC 21 et la pelleteusee Poclain 60 CL -, spécialement montés jusqu’à Paris pour ces scènes. En effet, ils possèdent une association, Engins Passion, où ils restaurent des engins de chantiers en France : pelleteuses, camions, bulldozer… Ils travaillent activement pour sauvagarder du patrimoine industriel français.
Petit “fun fact” : le bull CMC BC 21, bien qu’antérieur à 1982, souffrait d’un défaut de fabrication et n’a en réalité jamais fonctionné. Il n’a donc jamais pu être utilisé sur le véritable chantier de la Grande Arche. Mais au cinéma, l’illusion du réel prime sur la vérité : c’est toute la magie du septième art !
Marine Moutot
L’Inconnu de la Grande Arche
Réalisé par Stéphane Demoustier
Avec Claes Bang, Sidse Babett Knudsen, Michel Fau
Drame, France, 1h46
Le Pacte
Sortie le 5 novembre 2025
